Les Dépêches de Brazzaville : Pouvez-vous nous parler des bars célèbres de la période de l’indépendance jusqu’aux années 1980 ?
Édo Nganga : Pour ne parler que des bars de Brazzaville, il y en avait certes plusieurs mais ce sont surtout Faignond et Stenco qui avaient une certaine côte auprès des musiciens. Ceux-ci engageaient des musiciens sous contrat de travail. Ce qui nous permettait à nous, musiciens, de vivre dignement de notre art. Mais d’autres bars aussi ont contribué au rayonnement de la capitale et permis aux orchestres de s’épanouir, comme l'Élysée bar vers la descente de l’ABC ; le Macedo à Bacongo, l’actuel siège des Bantous de la capitale, ainsi que le Congo bar à Moungali, près de l’avenue de la Paix.
On a l’impression que ces bars étaient les temples des orchestres. Comment les choses se passaient-elles ? Un orchestre pour un bar ou chaque orchestre pouvait-il jouer où bon lui semblait ?
Il en est effectivement ainsi. Pour sa première sortie officielle, à une date que personne ne peut oublier, le 15 août 1959, l’orchestre Les Bantous de la capitale choisit le bar Faignond. C’est la date officielle de sa création. Les orchestres de la ville faisaient le tour de Brazzaville à partir du jeudi jusqu’au dimanche et signaient des contrats avec les tenanciers de bar, comme je viens de le dire. Une sorte de ronde était ainsi faite de la ville, et c’est ce qui permettait avec le temps que les groupes se stabilisent en un endroit, qu’ils s’installent dans un bar-siège. Le bar Les Golettes, par exemple, reste le siège des débuts des Très Fâchés. Il y a aussi à dire au sujet de La Cascade, l’actuel espace qu’occupe le poste de sécurité public du pont du Djoué, un lieu qui était pour de nombreux Brazzavillois comme l’un des plus jolis bars que comptait Brazzaville.
Qui fréquentait ces bars à musique à cette époque ?
Tous ! Tous milieux confondus venaient dans ces bars. Même les femmes sérieuses d’un certain rang social fréquentaient ces milieux sans qu’elles aient à se soucier de leur réputation. C’était pour le plaisir. Au point que des associations de femmes telles que Les Violettes, La Pause venaient se divertir en ces lieux, avec ou sans leurs maris. En outre, ce n’est pas un secret de dire que la plupart des hommes et femmes de la classe politique d’aujourd’hui, donc des jeunes à cette époque, venaient danser, soutenir les artistes. Ils retrouvaient là quelque chose de sérieux, de propre, un lieu où se distraire et pas uniquement en week-end. Il me vient à l’esprit l’Association des existentialistes, des hommes qui aimaient s’habiller distinctement à l’image des sapeurs d’aujourd’hui. C’était une jeunesse qui s’est bien amusée, rien à voir avec celle d’aujourd’hui malheureusement.
Est-ce vrai que Poto-Poto et Bacongo étaient considérés comme les berceaux de la vie à Brazzaville ?
Certainement ! Les deux quartiers phares ont accueilli même nos amis de l’autre rive qui venaient passer du bon temps, dans le vrai sens du terme, à Brazzaville. Nos amis de Kinshasa empruntaient le Congolia. Un bateau de l’époque, mais le plus souvent ils repartaient en soirée. Poto-Poto et Bacongo étaient des quartiers formidables où il faisait bon vivre.
On a l’impression à vous entendre que vos activités s’arrêtaient entre Brazza et Léopoldville (aujourd’hui Kinshasa). Pourquoi pas à Pointe-Noire, par exemple, ou ailleurs ?
Non, en tant qu’artistes, nous allions partout en contrat, bien évidemment. Pointe-Noire, Dolisie, dans les départements du Congo, nous nous nous sommes rendus partout en tournée.
Le constat est que tous ces bars historiques ont disparu en dehors de Faignond ?
Il reste également le bar La Détente, à Bacongo, ou Chez Douley, à Moukondo, mais uniquement les dimanches. C’est programmé, ce n’est pas ce que nous, nous avons connu en week-end, à partir du jeudi on pouvait se distraire. Il est vrai que le bar Macédo tient aussi le coup, mais avec beaucoup de nostalgie. Je répète : ce n’est plus la même chose ! Je pense que la religion aussi a contribué à ce que les gens ne se sentent plus à l’aise à l’idée d’aller s’évader un peu.
Brazza désormais vit au rythme des VIP et des caves. Un mot sur ce nouveau style de vie ?
Je pense que c’est le jour et la nuit. Les gens prennent un pot dans la rue, sans se soucier des véhicules, d’une manière désordonnée. Les moins de 18 ans ont libre accès à ces lieux, et ce ne sont pas des personnes que l’on qualifierait de « droites ». Les nganda d’aujourd’hui sont des préfabriqués, il y a de la délinquance. Pour parler des caves, il faudrait comprendre ce qui attire dans ce lieu, un monde où les clients sont confinés. Par comparaison, à notre époque, les personnes qui fréquentaient les bars, on ne pouvait pas s’en approcher, c’étaient des gens respectables, sérieux.
Vous avez parlé de la différence entre les bars d’avant et ceux d’aujourd’hui, mais que diriez-vous des musiciens actuels ?
Nous avons fait de la musique à une époque où c’était bien organisé. Le musicien vivait bien : c’était de l’art pour l’art, si vous voulez. On faisait de la musique parce qu’on aimait la faire, nous n’avons découvert les gros contrats que bien après. Et cette manière de faire a beaucoup influé sur la qualité de la production des œuvres d’alors. De Paul Kamba à Serge Essou, en passant par Jacques Loubélo (paix à son âme !) sans oublier Kosmos, Clotaire Kimbolo, Nino Malapet, Michel Boyibanda, Pamelo Mounk’a ou moi-même, nous avons travaillé correctement avec nos producteurs. Rien à voir avec la jeune génération pour qui même le mot auto-censure ne veut absolument rien dire !