Trois questions à : Professeur Jean Hébrard

Mercredi 22 Avril 2015 - 11:45

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Le Professeur Jean Hébrard lors de la table ronde « Héritage de la traite négrière au Brésil et lieux de mémoire : Gorée, Ouidah et Loango » organisée sur le Stand Livres et auteurs du Bassin du Congo pendant le Salon du livre de Paris 2015 ©ADIACLes grandes villes portuaires françaises ont tiré une grande part de leur prospérité de la traite. Sait-on l’estimer en termes de chiffres ?
Jean Hébrard : Il est difficile de « chiffrer » la richesse accumulée en France par la traite car elle touchait de nombreux ports : Nantes en tête (avec au moins la moitié des expéditions), suivis de La Rochelle, Le Havre et Honfleur, Bordeaux, Saint-Malo, Dunkerque, Bayonne, sans oublier Marseille sur la Méditerranée.  De plus, l’achat des esclaves se faisait par troc de marchandises produites un peu partout dans le royaume et pas seulement sur la façade atlantique.  En fait il suffit de se promener dans les rues, sur les places somptueuses qui bordaient les ports à Nantes, Bordeaux ou La Rochelle, de visiter les hôtels particuliers du XVIIIe siècle pour « voir » ce que le sang des esclaves a rapporté.

Combien de bateaux ont transité par Bordeaux ?
JH : Les historiens ont retrouvé 440 expéditions de traite au départ de Bordeaux pour l’essentiel durant le XVIIIe siècle. Elles ont extrait du sol d’Afrique environ 135.000 captifs dont presque 14 % sont morts durant le voyage. Les armateurs de Nantes ont été bien plus actifs. Ils ont envoyé 1700 expéditions qui ont amené vers les Amériques 542.000 esclaves avec les mêmes taux de perte. Ces chiffres ne tiennent pas compte, bien sûr, d’un nombre important de navires qui ont continué leur commerce alors que la traite avait été abolie par l’Angleterre (1807) ou la France (1815).

Des africains ont-ils vécu à Bordeaux du temps de la traite ?
JH : Oui, bien sûr. Les planteurs ne cessaient de naviguer entre les colonies et les ports de la métropole. Ils amenaient avec eux leurs esclaves. Ils devaient les faire inscrire sur un registre et promettre de les ramener avec eux car le « sol » français libérait (l’esclavage n’était pas admis en métropole). Certains se débrouillaient pour échapper et demander leur affranchissement. Quelquefois ils l’obtenaient et fondaient des familles à Bordeaux, Nantes ou La Rochelle. Au XVIIIe siècle, les nombreux et souvent riches affranchis ou descendants d’affranchis des colonies (les libres de couleur) envoyaient leurs enfants faire leurs études en France, notamment à Bordeaux. Dans les rues des villes françaises de l’Atlantique d’avant la Révolution, rencontrer une personne d’origine africaine n’était pas exceptionnel. 

Jean Hébrard
Co-Directeur du Centre de Recherches sur le Brésil colonial et contemporain
École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris

2015-2024 Décennie des personnes d’ascendance africaine

En janvier 2015, le système Onusien a lancé la Décennie des personnes d’ascendance africaine (2015-2024) qui mettra en valeur l’héritage de la diaspora africaine disséminée à travers le monde, et leur impact considérable sur le patrimoine culturel.  Environs quinze millions d’hommes, de femmes et d’enfants ont été déportés d’Afrique pendant plus de quatre cents ans (du XVe au XIXe siècle) permettant l’industrialisation et l’enrichissement des pays colonisateurs  mais aussi la naissance de nouvelles expressions culturelles, notamment musicales, telles le jazz, le blues, la soul, le R&B, le reggae, le hip hop, le  tango, la salsa ou la capoeira. Cette décennie a été proclamée en 2013, en conséquence du travail de sensibilisation réalisé dans le cadre du projet « La Route de l’esclave ». Lancé en 1994 à Ouidah, au Bénin, sur proposition d’Haïti  et du Bénin avec le soutien de l’Organisation de l’Unité africaine,  le projet La Route de l’esclave a pour but de faire sortir l’histoire de la Traite négrière de l’oubli,  de favoriser la réflexion sur le pluralisme culturel et le dialogue interculturel ainsi que  de valoriser le riche patrimoine culturel né de cette tragédie humaine.

Le travail de plaidoyer réalisé au travers du  projet « La route de l’esclave » a permis d’aboutir à la reconnaissance officielle de la traite négrière en tant que crime contre l’humanité en 2001, lors de la conférence mondiale contre le racisme de  Durban, ou encore à la  Proclamation par l’ONU en  2007 d’une Journée internationale en souvenir des victimes de l’esclavage et de la traite transatlantique des esclaves, célébrée chaque 25 mars.

Le Congo pour sa part a initié un travail de reconnaissance au patrimoine culturel mondial du Port de Loango, situé dans le Kouilou, d’où ont été embarqués plus de deux millions de personnes vers le Brésil, le Venezuela, la Colombie, le sud-est des États-Unis (Louisiane et Virginie),  Saint-Domingue et Cuba où l’on retrouve encore des traces culturelles et linguistiques de l’aire géographique Kongo. Il s’agissait du plus grand port négrier du golfe de Guinée dont subsiste aujourd’hui  entre autres, les trois manguiers, le grand marché, le débarcadère et l’arbre devant lequel les esclaves en partance étaient soumis au rituel de l’oubli. Une  Cité africaine des arts et de la mémoire (Citam), un mémorial de l’esclavage, un musée avec des collections d’art traditionnel et contemporain africain, une bibliothèque et un centre de documentation consacré à l’histoire de l’Afrique seront construits grâce à l’implication de l’Unesco sur ce site chargé d’histoire. Ce projet sera réalisé en partenariat avec les musées de Gorée (Sénégal) et Ouidah (Bénin), autres grands lieux d’embarquement des esclaves vers le nouveau monde.

Rose-Marie Bouboutou

Jean Hébrard

Légendes et crédits photo : 

Le Professeur Jean Hébrard (à l'extrême gauche) lors de la table ronde « Héritage de la traite négrière au Brésil et lieux de mémoire : Gorée, Ouidah et Loango » organisée sur le Stand Livres et auteurs du Bassin du Congo pendant le Salon du livre de Paris 2015 ©ADIAC