Les Dépêches de Brazzaville : Euzhan Palcy, vous avez été pionnière sur beaucoup de points. Vous êtes la première Noire à recevoir un César en 1984 avec Rue Case-Nègres, la première et seule femme à avoir dirigé Marlon Brando sur Une saison blanche et sèche, la première Noire produite à Hollywood, la première Noire primée à la Mostra de Venise. Aviez-vous conscience, lorsque vous viviez tout cela, de marquer l’histoire ? De franchir des étapes clés ?
Euzhan Palcy : Pas du tout ! Je fais les choses parce qu’elles sont nécessaires, je les vis puis je passe à la suivante. J’ai toujours fonctionné comme ça. À tel point qu’après le succès international de Rue Case-Nègres, mes proches me demandaient ce qui n’allait pas, pourquoi je n’avais pas l’air heureux. J’étais simplement épuisée. Je suis quelqu’un qui mène une course contre la montre : en tant que femme noire, le combat est dix fois plus ardu et le temps passe très vite. Lorsqu’on parvient enfin à arracher et obtenir des choses, on se rend compte que des années se sont écoulées, des années qu’on ne récupèrera jamais. Ma tâche accomplie, je suis passée à autre chose.
LDB : Étiez-vous impressionnée par Marlon Brando ?
Non. Je suis allée chercher Marlon Brando à une époque où il ne voulait plus faire de cinéma, il n’avait pas tourné depuis dix ans. Mais pour moi, il était le seul à pouvoir interpréter ce rôle (Ian McKenzie dans Une saison blanche et sèche, NDLR). Personne ne m’impressionne, c’est peut-être ça ma force. Brando était un être humain comme moi ! Je le respectais profondément pour son immense talent. Mais il fallait aussi que je le dirige et qu’il me donne ce que je voulais. C’était aussi ce qu’il attendait de moi.
LDB : Vous faites de l’humanitaire, vous soutenez aussi de jeunes cinéastes. Est-ce que c’est aussi important pour vous la solidarité entre femmes ?
Le respect, l’honnêteté, la solidarité sont des valeurs essentielles pour moi. J’essaie moi-même de les pratiquer dans mon quotidien, c’est l’éducation que j’ai reçue aux Antilles. Et ce sont les valeurs que j’inculque aux jeunes autour de moi. Et je crois beaucoup en la solidarité féminine. Je ne fais pas de féminisme. Le premier féministe que j’ai connu était mon père. Je n’ai donc aucun problème avec les hommes. Mais je dois avouer que je suis fière d’être une femme et j’ai énormément d’admiration pour la femme. Ces femmes généreuses que je rencontre quand je voyage, qui avec un rien font des choses extraordinaires, ces femmes courageuses qui font preuve d’abnégation pour que leurs hommes et leurs enfants vivent mieux. Cela me rend fière ! C’est pour ça que je dis à mes sœurs : « Vous êtes des reines, restez sur votre piédestal, ne vous rabaissez jamais ! Respectez ce que vous êtes ! »
LDB : En tant que réalisatrice, scénariste et productrice, estimez-vous être une femme de pouvoir ?
Oui, car c’est un métier qui, fait avec conscience, nous donne la possibilité de faire évoluer les mentalités, de les faire avancer. Avec la plume, les images, on peut influer sur les gens et leur permettre de se découvrir, connaître leurs limites, inciter chez eux la réflexion, les éduquer et leur permettre d’agir. Aimé Césaire parlait d’armes miraculeuses, je dirais que le cinéma en fait partie, au même titre que la poésie.
LDB : Le cinéma a-t-il changé en trente ans ?
Le cinéma évolue avec le monde, les nouvelles technologies. Mais le cinéma a aussi pourri les mentalités, notamment par la violence. C’est une arme à double tranchant. Il faut donc des créateurs qui aient un sens de l’éthique, qui soient conscients du rôle qu’ils jouent, de leurs responsabilités. Certains sont cinéastes par passion, comme on fait du tennis. D’autres pour la gloire. D’autres le font comme une mission, pour contribuer à l’évolution du monde. C’est mon cas. C’est une route ardue, jonchée d’épines, qui demande d’énormes sacrifices.
LDB : Est-il plus facile pour un Noir de faire un film à Hollywood ou à Paris ?
À Hollywood, il y a des producteurs qui se battent, des indépendants ouverts à une histoire bouleversante qui vont vous épauler. Par exemple, il manquait de l’argent pour 12 Years A Slave, c’est Brad Pitt qui a contribué ! Sans lui, le film ne se faisait pas. Mais maintenant que le réalisateur (Steve McQueen, NDLR) a fait ses preuves, il va pouvoir faire ce qu’il veut, c’est comme ça à Hollywood ! Dans les séries américaines, il y a des Noirs qui ont des rôles dignes de leur talent : président, médecin, avocat. Où sont les séries, les films français ? Peut-être que cette année il y aura un ou deux Noirs invités aux César. J’ai reçu un César en 1984, mais on ne m’a jamais appelée pour en remettre un. Je suis plus connue aux États-Unis qu’en France.
LDB : Qu’est-ce que vous préconisez pour que cela change ?
Je pense que c’est au continent africain de dégager de l’argent pour le peuple et la famine bien sûr, mais aussi pour la culture. L’art est une vitrine. L’Afrique doit comprendre qu’il faut qu’elle place la culture au cœur de son développement. Car tout passe par la culture, le cinéma, l’audiovisuel. En consommant les images des autres, on ne se voit pas, on ne fait que singer les autres. Ces autres qui viendront nous vendre l’image qu’ils se font de nous et finiront par réécrire notre histoire. Et c’est notre responsabilité aujourd’hui de changer cela. De grandes entreprises viennent pomper ce que nous avons dans nos pays. Pourquoi ne pas passer un accord avec ces gens-là ? Instaurer une taxe pour la culture sur leurs bénéfices qui permettrait de former des cinéastes, produire des films, aider les artistes. J’en ai parlé au président du Burkina-Faso lorsque j’ai été présidente du Fespaco. Rien n’a été mis en place pour l’instant, mais il n’est jamais trop tard.
LDB : Votre rêve aujourd’hui ?
Réaliser une grande fresque africaine. Tout est à faire. Les histoires sont là, la page est vierge, il faut la remplir.