Les Dépêches de Brazzaville : Le cinéma a du mal à se faire une place en Afrique. Est-ce parce que les pays africains ne perçoivent pas encore la culture comme une industrie comme en Occident ?
Franciane Abassan : Cela dépend des pays. Le Nigeria ou l’Afrique du Sud sont deux pays africains en avance sur les autres en ce qui concerne le poids financier des industries culturelles. Au Nigeria, avec « Nollywood », l’industrie cinématographique pèse 590 millions de dollars par an de recettes et représente le deuxième bassin d’emplois dans le pays avant l’agriculture. Le Nigeria tourne beaucoup sur place, il célèbre son industrie, Nollywood, qui fait rentrer des devises avec ses cérémonies Red Carpet. Les Nigérians consomment aussi localement leurs séries, et d’ailleurs la Banque mondiale aide actuellement le gouvernement nigérian à soutenir l’industrie du divertissement et d’autres secteurs. Les Sud-Africains ont des films qui se vendent à l’export, notamment des films d’animation comme Zambezia, sorti en France sous le titre Drôles d’oiseaux avec des personnages doublés par des acteurs anglophones connus tels Samuel L. Jackson ou Liam Neeson ou encore Jeff Goldblum. La Côte d’Ivoire, l’Angola ou le Ghana ont également une avance sur les sitcoms ou les séries, mais le Nigeria reste un cran au-dessus. Il y a là une opportunité qu’il faut saisir pour nos pays. Mais pour que les projets soient exportables, que les acheteurs acquièrent les programmes, il faut que nos films soient exemplaires en termes de qualité dans l’écriture ainsi que dans la technique afin d’être à la hauteur des standards internationaux, notamment pour les films d’animation où il existe des standards élevés. Il faut être ambitieux. Le film Viva Riva du Congolais Djo Tunda Wa Munga a été apprécié par la critique et a fait un beau parcours dans les festivals à sa sortie en salle. Des réalisateurs connus tirent leur épingle du jeu, comme Mohamed Saleh Haroun, souvent sélectionné au Festival de Cannes et qui a même eu le prix du jury à Cannes avec Un homme qui crie en 2010 ! Ou en 2013 lorsqu’il était en compétition avec le film Grigris. En Côte d’Ivoire, nous avons un premier projet de film d’animation en 3D qui a abouti : Pokou Princesse Ashanti du studio Afrika Toon sorti en 2013 au cinéma en Côte d’Ivoire. Mais ce n’est que le début, car il y a vraiment des talents et d’autres projets incroyables à produire.
LDB : Que peut apporter une industrie du cinéma forte au continent ?
Il est plus qu’urgent de se réapproprier la définition de nous-mêmes. Il faut que l’on puisse raconter nos histoires parce que cela nous valorise aux yeux du monde et nous permet de recréer les éléments de notre fierté. Si nous ne le faisons pas, ce sont d’autres qui écriront notre histoire. Cela est tellement important pour la construction de notre jeunesse ! Pouvoir découvrir des histoires méconnues ou oubliées des personnages contemporains qui ont eu un impact même en Occident, pouvoir s’identifier à eux. Contrairement à ce que l’on a pu dire, l’homme noir ou la femme noire sont entrés dans l’histoire et ont marqué l’histoire. C’est important, car beaucoup veulent nier cela. Il faut aboutir à des films qui avec de la fantaisie, de l’innovation dans l’écriture racontent toutes ces histoires. Nos élites ont souvent une vision réductrice du cinéma comme divertissement, mais c’est une industrie très forte quand elle est employée avec exigence, très puissante en terme d’impact. Il n’y aurait plus une seule vision mais plusieurs, et quand des enfants ou de jeunes adolescents peuvent s’identifier à des personnes qui ont une aura, avec des repères qui ne sont plus européens ou américains, ils peuvent être fiers. Cela peut être un vecteur de vocations futures. Qui sait si cela ne suscitera pas le futur Spielberg ou le futur Scorsese africain avec beaucoup de choses à dire ou à montrer ? À l’heure actuelle, beaucoup de talents sont ignorés et c’est dommage.
LDB : Qui dit industrie, dit aussi ressources humaines. A-t-on le personnel qualifié nécessaire sur le continent ?
Au-delà d’être exigeant sur l’écriture et l’histoire, il y a la formation. Il existe des écoles de cinéma en Afrique du Sud, au Sénégal et au Nigeria, mais beaucoup de cinéastes apprennent sur le tas en travaillant en tant qu’assistants-réalisateurs. Pour faire faire à notre industrie du cinéma le saut qualitatif, il est préférable de s’adresser à des professionnels qui ont déjà su montrer leur expertise plutôt qu’à des technocrates. Il faut des partenariats entre studios naissants, entre réalisateurs, directeurs artistiques, story-boarders confirmés et spécialistes de leurs domaines qui viennent en Afrique former de nouveaux talents. Nous en avons déjà identifié certains qui sont prêts à venir en Afrique pour collaborer et permettre aux studios africains d’atteindre le niveau technique exigé par les acheteurs internationaux. Des acteurs de renom américains ou français, brésiliens, veulent bien travailler en Afrique sur des projets avec des réalisateurs africains de qualité. Le monde est moins fermé qu’avant, tout un pan de la société s’ouvre malgré la crise et le basculement vers la revendication du moi. Même des acteurs bancables, c’est-à-dire capables de faire des entrées, peuvent s’investir dans des projets qui les touchent ou dans lesquels ils se sentent concernés. Avant le film Intouchable, par exemple, il n’y avait pas d’acteur noir africain francophone bancable, aujourd’hui Omar Sy est un des acteurs préférés des Français. Il pourrait être un des interprètes d’un projet cinématographique ambitieux, de même que des acteurs africains qui font leur carrière aux États-Unis, comme Djimon Hounsou ou Chiwetel Ejiofor. Toutes ces collaborations possibles permettraient de faire émerger de nouveaux talents du continent.
LDB : Est-ce facile d’être une femme noire dans l’industrie du cinéma ?
C’est différent d’être une femme dans l’industrie en France, car c’est un milieu qui reste en majorité masculin, élitiste et assez fermé. C’est seulement au bout de plusieurs années à travailler pour d’autres que l’on commence à comprendre le fonctionnement de cette industrie. Mais je ne me définis pas comme une femme africaine, jour après jour. Je me définis comme une productrice qui doit atteindre les objectifs que je me fixe chaque jour. Être femme, caribéenne, ivoirienne et française, c’est une dimension que j’ai déjà intégrée, c’est moi ! C’est une force et une richesse d’avoir tous ces mélanges en moi, c’est un plus qui me donne une aisance et la faculté d’être ouverte et de jongler dans différents milieux. Dans cette industrie, il faut rester curieux et passionné par son travail. Mon métier n’est pas évident : il faut convaincre différents partenaires institutionnels et privés pour financer des projets de films documentaires, d’animations, de fictions… Mais lorsqu’ils aboutissent, c’est une satisfaction immense de pouvoir les présenter au public.
LDB : Qu’évoque pour vous le thème du forum : femmes actrices du développement ?
Elles le sont déjà depuis longtemps, mais c’est bien de donner un nom à ce qui existe déjà. C’est elles qui ont à charge les familles, vont dans les marchés pour vendre, tout un pan de l’économie s’écroulerait sans les femmes en Afrique. Elles sont déjà actrices du développement de leur pays dans plusieurs domaines.