Tribune : L’Afrique souffre-t-elle de schizophrénie ?Samedi 11 Octobre 2014 - 5:00 Les 29 et 30 novembre, Dakar accueille le quinzième sommet de la Francophonie. À la veille de cet événement majeur pour l'espace francophone, interrogeons-nous sur la place et la nécessité de la langue française en Afrique noire La plus belle réussite de la colonisation est d’avoir fait croire aux peuples africains que seul l’usage des langues européennes pouvait leur assurer promotion politique, culturelle, intellectuelle et sociale, ouverture sur le monde et insertion dans la modernité. Mais comment un tel accomplissement de soi pouvait-il être possible quand on sait qu’à chaque langue correspond une culture, c’est-à-dire une manière de vivre, de respirer, de voir, de penser, d’appréhender et de dire le monde ? Ceux qui estiment que toute langue est apte à exprimer n’importe quelle culture ont sans aucun doute du mal à comprendre que la culture sécrète la langue, que la langue « informe » la culture et que, par conséquent, il existe entre elles une relation dialectique, voire consubstantielle que rien ne peut anéantir ni disqualifier. À moins qu’ils perçoivent la langue comme un simple instrument qui ne servirait qu’à nommer les êtres et les choses sans que soit prise en charge leur subjectivité, sans que soit prise en compte leur intimité ! La langue ainsi vidée de sa substance, de son âme, en l’occurrence la culture, ne serait plus qu’un code. Le mot « code » est ici employé dans son sens étymologique. Dérivé du latin codex, il désigne notamment le registre, le recueil ou la compilation. Or le code, comme chacun sait, ne remplit qu’une fonction : la transmission des messages sans que soient exigées des réponses. Il en résulte qu’utiliser une langue en la délestant de la charge culturelle, voire tout simplement de la charge humaine sous laquelle elle ploie et se déploie et à partir de laquelle elle se construit, et prétendre par la suite qu’elle peut signifier avec bonheur une culture dont elle ne serait pas issue et qui, de ce fait, ne l’aurait pas façonnée est un leurre monstrueux. Contrairement au code, la langue, elle, remplit une double fonction : communiquer et exprimer. Elle communique en transmettant des messages qui sous-entendent souvent des réponses. Elle exprime, c’est-à-dire elle a vocation de faire résonner et entendre « la parole intérieure ». C’est à ce niveau que se situe le véritable débat. Une langue, fût-elle belle, riche, généreuse, complexe, peut-elle coïncider, dans son actualisation, avec cette « parole intérieure » chez des individus qui s’en servent ou l’habitent, mais qui n’en sont pas des natifs ? La situation de la langue française en Afrique illustre bien cette problématique. Aucune ancienne colonie française, à l’exception du Maghreb, n’a eu le courage de rompre avec le système colonial, encore moins avec la langue qui en est le symbole. Au contraire, ces ex-colonies prétendument indépendantes ont fait du français leur langue officielle au détriment de leurs propres idiomes. L’une des raisons de ce choix est que face à la multiplicité des parlers ethniques dans les États africains, le risque était bien grand d’y voir s’exacerber des particularismes identitaires avec comme conséquence leur fragilisation politique susceptible d’entraîner leur dislocation. Le français est alors apparu aux yeux de l’ancienne métropole et à ceux des nouveaux dirigeants comme seule langue capable d’assurer la cohésion sociale et l’équilibre politique dans ces États en s’instituant lieu de contact, de liaison, d’échange et de promotion du dialogue interculturel. À supposer que le français ait toutes ces vertus qui lui sont attribuées, comment alors expliquer ces nombreuses guerres civiles, qui ont ravagé et ravagent encore des populations entières dans plus d’un pays africain ? Pourtant ces États et ces populations ont inscrit dans leurs constitutions respectives le français comme seule langue officielle ! On pourrait aussi penser que le fait d’imposer à des individus, fussent-ils alphabétisés ou instruits à cent pour cent, une langue qui n’est pas la leur et de les obliger à rire, à pleurer, à se lamenter et à faire l’amour en s’en servant au quotidien, est une source non seulement de conflits intérieurs, mais aussi de désordre social et moral. Ces conflits intérieurs et ce désordre social et moral s’expliquent par le fait que tout changement de langue induit toujours le changement d’identité, parce qu’il conduit nécessairement à voir et à penser le monde différemment. Celui qui change de langue devient autre. Il rompt ainsi non seulement avec sa culture et son lieu primitifs, pour reprendre l’expression de l’Algérien Kateb Yacine, mais aussi avec une partie de lui. Être soi et autre à la fois sans pouvoir savoir qui l’on est réellement et qui est l’autre ne fait-il pas des populations africaines des sujets schizophrènes ? La schizophrénie dont souffre l’Afrique se manifeste de plusieurs manières. Il y a d’abord ces conflits armés consécutifs à des divergences issues de l’interprétation des dispositions constitutionnelles. Comment se mettrait-on d’accord sur l’interprétation d’une disposition constitutionnelle quand on n’a pas la même connaissance de la langue d’écriture, encore moins la même compréhension des mots employés ? Au-delà des conflits armés, il faut reconnaître que l’usage que les populations africaines, à quelque niveau qu’elles se situent, font de la langue française demeure problématique. Parce que le contact de ces populations avec le français demeure forcément un contact avec la culture française, il en modifie insidieusement les façons de voir même les mieux ancrées en introduisant dans leurs systèmes de pensée des éléments d’une autre vision du monde. De cette situation surgissent un certain nombre de discordances dans les pratiques langagières : souvent les mots employés n’ont plus du français que la forme et non le sens : le verbe « stigmatiser », par exemple, n’a plus son sens de « dénoncer », il revêt celui de « souligner », etc. ; le verbe « fréquenter » d’habitude transitif cesse de l’être pour signifier « aller à l’école » ; certains clichés comme « rougir » généralement employés au sujet des personnes à peau blanche pour exprimer la gêne ou toute autre émotion qu’elles éprouveraient au contact d’une situation donnée sont appliqués sans discernement aux Noirs, alors que ces derniers ne peuvent en aucun cas « rougir », leur couleur de peau ne s’y prêtant guère. Les interférences linguistiques et, par conséquent, culturelles résultent du fait que la langue et la culture étrangères n’intègrent guère totalement le système qu’elles rencontrent et inversement. Cela explique ces contradictions manifestes, ces incohérences apparentes, ce déchirement, cette angoisse, ce sentiment d’isolement qu’éprouve sans répit le sujet africain et qui font de lui un être perpétuellement en proie aux tiraillements entre des langues et des cultures différentes, au dédoublement, à des postulations contraires, à la schizophrénie. Étant dans l’impossibilité de faire coïncider sa langue d’adoption avec sa « parole intérieure », il se voit condamné à d’incessants à-peu-près dans l’énonciation de ses états de conscience, de sa pensée et de ses sentiments. Il s’installe malgré lui dans l’insécurité linguistique, voire dans l’intranquillité de la parole. Le cas le plus flagrant est celui de nombreux élèves et étudiants de Brazzaville et de Kinshasa, qui reconnaissent sans tergiversation qu’ils comprennent mieux les enseignements pourtant dispensés et reçus en français lorsqu’ils les révisent dans leur langue natale. Ce cas prouve, par ailleurs, que les langues africaines, comme les langues européennes, sont aptes à véhiculer des savoirs nouveaux. Plus de cinquante ans après son accession à la souveraineté nationale et internationale, pourquoi l’Afrique se refuse-t-elle à couper définitivement le cordon ombilical qui la lie à l’Occident colonisateur ? Pourquoi continue-t-elle à se penser et à penser sa relation au monde dans les langues des autres, c’est-à-dire par procuration ? Elle semble oublier que la dépendance linguistique est la pire des dépendances. Car aucun peuple n’est véritablement libre tant qu’il n’aura pas assumé pleinement et de façon responsable sa souveraineté linguistique. Il est évident que le développement tant rêvé n’est pas lié au progrès scientifique et technologique, mais au comportement de l’homme au sein de sa société. Ce comportement est dicté par l’esprit, c’est-à-dire la culture. Et la culture a pour fondement la langue. Négliger la langue, c’est condamner tout un peuple à tourner en rond. La célébration du cinquantenaire des indépendances de nombreux pays africains aurait dû offrir à tous ceux qui s’intéressent à l’Afrique l’occasion de réfléchir ensemble sur les conditions et modalités de son affranchissement des entraves du passé en vue de son assomption et de son épanouissement. L’une de ces conditions, sinon la condition sine qua non, est la reprise de l’initiative linguistique. Celle-ci suppose une claire conscience des enjeux que représente la langue dans ce contexte de mondialisation qui, malgré sa tendance à l’uniformisation des modes de vie et de pensée suivant le modèle euro-américain, ne laisse pas moins surgir et s’affirmer des identités particulières. L’Afrique devra tout en s’adossant à la mondialisation construire sa propre modernité. Et cette modernité ne pourra être réalisée sans la prise en compte de la langue. C’est à cette condition et à cette condition seulement que l’Afrique pourra devenir véritablement libre, guérir de sa schizophrénie et assurer souverainement sa présence au monde. Mukala KADIMA-NZUJI Mukala Kadima-Nzuji est né en 1947 à Mobaye en République démocratique du Congo. Il vit à Brazzaville où il est professeur de littérature africaine à l’université Marien Ngouabi de Brazzaville. Il a également assuré des enseignements de littératures francophones au département de littératures romanes et comparées de l’université de Bayreuth. Critique universitaire, il est l’auteur de travaux consacrés à la littérature zaïroise, ainsi qu’aux écrivains malgache Jacques Rabemananjara et congolais Sony Labou Tansi. Essentiellement poète, Mukala Kadima-Nzuji signe avec la Chorale des mouches (Ed.Présence Africaine, 2003) son premier roman. Mukala Kadima-Nzuji |