Flash-back : « La Ville aux âmes ivres » d'Émile Gankama

Samedi 20 Septembre 2014 - 6:15

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La vie est ainsi faite, de sympathie irrésistible, qu’un monument aux morts peut servir de théâtre à des ébats charnels. Elle est ainsi faite, cette vie, qu’il faut la croquer à pleines dents, puisque c’est la loi du milieu. Et tant pis si, au passage, on confond la caisse de l’État avec la gestion du domaine familial. Mais elle est ainsi faite, pour cet humour décapant porté par un narrateur omniscient, que la « ville capitale », Arsemé, doit s’entendre également comme la capitale parsemée de péchés capitaux

Haut cadre d’une entreprise d’État pourvoyeuse de marchés à partir desquels, par un système de prédation savamment ourdi par son équipe dirigeante, l’élite s’enrichit au détriment de la république, Mbolia est bien conscient de son rôle de « fusible », à supposer que les choses en venaient à se gâter et à prendre un tour justicier que rien, à première vue, ne pourrait laisser augurer.

De quoi les âmes sont-elles ivres ? Ou, plutôt, de quelle ivresse s’agit-il véritablement ? Ivresse que procure la consommation de la bière (symbole des alcools accessibles aux petites gens), ivresse des plaisirs de la chair, mais aussi et surtout ivresse du pouvoir que procure l’argent, certes, mais aussi les postes à responsabilité.

Et si le cimetière est omniprésent, c’est aussi que l’ivresse des âmes semble irrésistiblement concerner ce monde de l’enfer qui n’est que l’envers du nôtre, celui du roman, ou du réel qui, véritablement, est plus infernal encore que l’invisible au-delà du réel. Sabia, la fantomatique maîtresse, habite précisément aux portes du cimetière, ce qui lui confère une once de malignité avec ce don de séduction qui ne peut s’expliquer que par la beauté du diable. Gankama inaugure une forme romanesque qui doit beaucoup à l’allégorie, même si par ailleurs, on peut lire ce roman selon les grilles habituelles du roman réaliste.

Le fantastique lui-même, extrêmement mesuré, participe de l’économie textuelle qui fait de ce roman un univers bipolaire avec ses faces d’ombre et de lumière et qui ne sait que choisir entre tradition et modernité, entre le bien et le mal, entre l’enfer et le paradis.

Mbolia meurt sans doute symboliquement, oniriquement (d’une embolie ?) de cette peur superstitieuse des sentences enrobées dans les anagrammes comme des omen nomen. Mpové, son épouse, a le chef peuplé de songes prémonitoires. La fuite après le péché, la fuite du châtiment, la fuite d’une mort inéluctable, à supposer même, par extraordinaire – ou par superstition ou encore, selon les lois du milieu, d’une rusticité fantastique enfouie dans les méandres d’un paradis à jamais perdu, oublié – que par un désir forcené de goûter aux plaisirs du monde des vivants, l’on pût revenir du pays des morts et se mêler aux vivants, ce que ces derniers n’apprécieraient guère, selon certaines traditions. Émile Gankama entraîne son héros dans une chute vertigineuse qui le mène vers la prison, qui peut se lire aussi comme le commencement du Jugement dernier que, désespérément, il a tenté de fuir. Mais ses démons l’ont rattrapé, comme cette scène inavouable de viol dont le sursis à l’expiation aura duré une trentaine d’années, mais qu’il faut bien finir par assumer à travers la case prison...

Il serait légitime de soupçonner Émile Gankama d’être une sorte de moraliste qui sait tempérer son propos par le biais d’un humour lui-même travaillé par une sorte de critique subtile de la rhétorique. Comme si, précisément, dans son rapport au réel, la littérature n’était possible, précisément, que biaisée par cette rhétorique.

Il y a bien du « pleurer-rire » dans la démarche gankamienne, non pas à la façon d’un Lopes, mais selon le constat qu’en faisait Musset à propos de cette « mâle gaieté » qu’inspirait le théâtre de Molière :
J’écoutais cependant cette simple harmonie,
Et comme le bon sens fait parler le génie.
J’admirais quel amour pour l’âpre vérité
Eut cet homme si fier en sa naïveté,
Quel grand et vrai savoir des choses de ce monde,
Quelle mâle gaité, si triste et si profonde,
Que lorsqu’on vient d’en rire, on devrait en pleurer !
Alfred de Musset, « Une soirée perdue » (Poésies nouvelles)

Une certaine pudeur alliée au réflexe déontologique en matière éditoriale et journalistique aura pendant longtemps condamné tel roman à l’oubli. Après mûres réflexions et devant l’évidente et subtile richesse qu’il recèle, j’ai choisi aujourd’hui de le présenter à nos lecteurs. Après lecture, sans doute seront-ils nombreux à l’apprécier à leur tour. C’est tout le mal que l’on peut souhaiter à une telle œuvre, si tant est qu’elle mérite un tel traitement...

La Ville aux âmes ivres, roman d’Émile Gankama, Brazzaville, Éditions Hémar, 2011, 138 p.

R.S. Tchimanga