Musique : Betty Bonifassi chante le devoir de mémoire

Vendredi 6 Février 2015 - 22:30

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Après 23 ans de créations communes et de brillante collaboration, Betty Bonifassi a sorti, en septembre dernier, un premier album portant son nom et empreint d’histoire. Elle y a réuni des chants d’esclaves noirs.

Ce projet, né il y 16 ans, relève de la proposition historique : une lecture de l’oppression de l’homme sur l’homme, chantée par une voix rauque et puissante. C’est en recherchant des chants de travailleurs pour sonoriser la pièce Des souris et des hommes de John Steinbeck (1937) que Betty Bonifassi est tombée sur le travail d’Alan Lomax : ce musicologue et chercheur a passé un demi-siècle à recueillir les chants des esclaves et prisonniers africains arrachés à leur continent pour travailler aux États-Unis. «J’ai puisé dans son répertoire pour construire le mien», explique-t-elle. On ne parle pas ici de reprises. Le disque de Betty Bonifassi, française de naissance et québécoise d’adoption, est le fruit d’une analyse, d’une synthèse, de recherches, de déductions, ce qu’elle définit comme «une démarche historique avec pour finalité de m’apercevoir que le continent sur lequel je me suis déplacée, c’est eux qui l’ont construit

Car comme son voisin américain, le territoire canadien a une histoire d’esclavage qui a débuté avec la prise des peuples autochtones, et continué avec l’arrivée des commerçants français accompagnés d’esclaves africains. «L’Histoire raconte que le traducteur esclave au service de Samuel de Champlain (fondateur du Québec, NDLR) est le premier homme à établir des échanges et développer des accords commerciaux entre les autochtones et les Français». Ironie du sort. Elle évoque aussi les centaines d’inventions créées par les communautés noires pendant deux siècles d’asservissement. La chanteuse cite Martin Luther King : «Si on savait le nombre d’appareils ménagers inventés par des esclaves ou des gens qui ont abusé de leurs idées, on serait gêné. Moi, je suis gênée

La musique pour témoin

Pour la partie artistique, il y a des chants de travail aux rythmes soutenus, croisés avec des sonorisations rock et électro, ce que Betty Bonifasi appelle un «habillage». Elle revient sur la composition de No More My Lawrd : «la chanson vient d’une anecdote : pendant la Guerre de Sécession, les sudistes plaçaient de jeunes esclaves noirs d’à peine 16 ans sur le front : lorsqu’il faisait sombre ou qu’il y avait du brouillard, ils devaient souffler dans de gros cornet en métal pour effrayer l’adversaire la nuit. C’était les premiers à tomber. En intégrant dans cette chanson cet enrobage de cuivre très wagnérien, j’ai imaginé la réponse qui aurait pu faire peur à l’ennemie (…) La musique est témoin et raconte des histoires, c’est ce que j’essaye de montrer avec mon projet, y mettre un habillage car ces chants existent

Ces chants portent l’Histoire africaine et américaine, pendant deux siècles de tyrannie. Betty Bonifassi les interprète avec émotion et reconnait la démarche artistique de ses auteurs : « Ces chants m’ont inspiré beaucoup de respect. C’est très intelligent, toute la synergie transcendantale qui en émane, il y une intelligence linguistique phénoménale (…) combiner le dialecte africain avec l’anglais, avoir su le faire avec autant d’énergie, de vigueur, de résilience, c’est phénoménal. La résilience par l’art vocal, voilà mon point. Ce sont ces africains qui ont inventé ça (…) leur condition je la ramène à aujourd’hui, je ne les isole pas, ils ont subi la misère humaine et elle existe encore. Il faut que ça cesse et qu’ils servent d’exemple.»

Quels sont les messages que porte ce disque ? «En bout de ligne ni moralisation ni politisation, mais ce que je trouve de spécial, c'est que ce projet est autant rattrapé par l’actualité. Je veux juste transmettre de l’amour, que ce disque soit un baume. Mon rêve est de chanter ce disque en Afrique là où ça a fait le plus mal, comme une caresse, ramener ces chants chez eux

 

Morgane de Capèle

Légendes et crédits photo : 

Betty Bonifasi; (Crédits photo: Marianne Larochelle)