Tribune : À la croisée…

Samedi 11 Octobre 2014 - 5:15

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Avant même d’aller plus avant, davantage en profondeur et en altitude, dans l’espièglerie en zigzags qui va suivre ce préambule nécessaire, son auteur affirme ici d’emblée qu’il continuera d’écrire au moyen de la langue française pour s’exprimer et se faire entendre de par le vaste monde babélien aussi longtemps qu’il aura quelque chose à dire et à partager avec des Terriennes et des Terriens voguant au large des clôtures auto-référentielles

Peu lui importe à ce titre que l’histoire passée par l’Afrique ait laissé derrière elle cette langue complexe qu’il pratique depuis plus d’un demi-siècle et a acquise par le long truchement scolaire depuis les petites classes d’éveil, assimilée pour les besoins académiques of course, mais par passion aussi pour sa mélodie quand elle est subtilement mise en mots par des auteurs géniaux qui la font résonner sur des registres improbables, à l’instar d’un Aimé Césaire ou d’un Sony Labou Tansi, comme un compositeur fourbit une partition pour un orchestre philharmonique. Parce qu’il lit des livres sans illustrations et écrits en français depuis ses six ans sonnés.

Comment communiquerait-il avec ses compatriotes des Hauts-Plateaux de l’Ouest et ceux d’ailleurs au Cameroun, terre réputée de diversité linguistique et culturelle, sans cette médiation, certes exotique, qui n’ôte toutefois rien de rien à son efficacité ? Comment aurait-il pu communiquer avec ses camarades sénégalais, guinéens, marocains, vietnamiens and more, à Tolbiac, dans les années 1970 ? Comment expliquerait-il aujourd’hui les bizarreries de la mécanique quantique et l’optique non linéaire à ses deux fils curieux ? Depuis quand est-ce que l’on scie sciemment, s’il ose le dire ainsi, la branche sur laquelle on est assis ? Au prétexte de réfutation postcoloniale ? Mon œil ! L’entreprise est historiquement, indiscutablement et intellectuellement salutaire, qui consiste à rabattre son pluriséculaire caquet à l’unilatéralisme de l’Occident.

Reste qu’il faut bien se garder de jeter par inadvertance le bébé avec l’eau du vin. Et avoir présent à l’esprit ce mot résolument circulaire de Vladimir Jankélévitch visant l’irréversibilité, et le temps comme donnée fondamentale pour le corps et l’esprit: « Ce qui a été ne peut pas ne pas avoir été », placés par Paul Ricoeur en épigraphe de Mémoire, histoire et oubli. Depuis la nuit immémoriale des protocoles premiers dont la mise en place nous est parvenue sous forme de mythes, les langues naturelles sont des systèmes conventionnels, arbitraires, de signification et d’information foncièrement hermétiques les unes aux autres dans leur singularité écologique, et donc mécaniquement productrices d’exclusion.

Les hommes fussent restés chacun dans cette insularité s’il ne s’était toujours trouvé des transgresseurs de limites, des franchisseurs d’opacité que nous appelons traducteurs sans bien nous rendre compte de leur rôle crucial en tiers inclus dans l’interlocution globale du monde contemporain. J’écris et j’écrirai toujours à la croisée de toutes les langues que j’ai apprises : français, anglais, allemand. La langue ewondo de mes aïeux Bënë n’a rien à en craindre qui en participe. Il y a encore suffisamment de locuteurs qui se reproduisent et la conservent jalousement, précieusement.

Lionel Manga est un penseur et écrivain camerounais, né cinq ans avant l’indépendance de son pays. Ancien chroniqueur pour le quotidien Le Messager, il a publié en 2008 L’Ivresse du papillon (Édimontagne), réflexion inclassable sur le Cameroun à travers l'œuvre d'une dizaine de plasticiens du pays

Lionel Manga