L'appel de Villers-Cotterêts : Dumas, Senghor, Tati-Loutard, etc.

Samedi 12 Juillet 2014 - 1:00

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Que peut-il y avoir de commun entre Dumas, Senghor et Tati-Loutard ? Le premier, grand romancier de son temps, était un ami de Victor Hugo. Le second, immense poète noir de langue française et président du Sénégal de l'accession de ce pays à l'indépendance (1960) jusqu'en 1980, a obtenu tous les honneurs de la patrie française reconnaissante, notamment pour son rôle essentiel dans la conceptualisation, la mise en œuvre de l'idée de francophonie et même dans la naissance de l'institution. Quant au dernier, poète de son état, il lui est arrivé de croiser le fer avec la négritude, mais sans jamais tomber dans le piège de la vindicte. Que pourrait-il seulement y avoir entre eux ?

Rien, sans doute, ou si peu ! Et ce peu, se peut-il qu'il ne se trouve que dans l’appartenance à la confrérie des écrivains francophones ? Un peu maigre, en effet. A moins que… l’Académie ? Mais bien sûr ! l'Académie !

Car, ayant préféré le fils au père Dumas, ayant élu en son sein le membre à la fois le plus insolite dans l’aréopage des Immortels (insolite pour avoir auparavant présidé aux destinées du Sénégal, insolite parce qu’Africain et chantre d'une négritude parfois jugée raciste, même si, comme on l'a si bien dit aussi, il s'agissait d'abord d'un racisme antiraciste !) et l’un des plus méritants, Léopold Sédar Senghor, l’Académie donc, pourrait servir de fil conducteur. D’autant plus légitimement d’ailleurs que l’on peut aisément admettre une certaine filiation entre le poète et académicien noir et le Congolais, tous les poètes africains étant en quelque sorte des fils spirituels de Senghor. Or, en décernant à l’immense poète congolais la médaille de vermeil du Rayonnement de la langue française, l’Académie donc, ne saurait s'offusquer d'un tel voisinage. Rien de commun, disions-nous, à moins que la plus vieille institution de France ne soit le fil conducteur de ce lien, sinon ce lien même ! Récapitulons, donc :

Premièrement, Dumas fils fut membre de l’Académie française alors que son père, quoique le plus populaire des romanciers de son temps, n’accèdera à la reconnaissance suprême, au Panthéon des hommes illustres, qu’à l’occasion de la célébration du bicentenaire de sa naissance (2002).

En second lieu, Senghor a également porté l'habit vert d'immortel, malgré son ancien statut de chef d'État d'un pays qui n'était aucunement la France, même si l'on a coutume de faire remonter les liens de la métropole avec le Sénégal aux États généraux qui précédèrent la Révolution française. Senghor aura donc été le premier et, à ce jour, le seul Noir admis à siéger sous la Coupole.

Et enfin, Tati-Loutard est bien loin de tout cela, n'ayant ni la nationalité française, ni la notoriété nécessaire à de quelconques velléités de candidature. En revanche, l'Académie a bien voulu l'honorer en remarquant la qualité de sa poésie et sa contribution au rayonnement de la langue française. Et c'est sans doute par l'entremise de Senghor que son œuvre a été saluée à travers la médaille de vermeil du Rayonnement de la langue française (1992).

Mais établir de telles relations relèverait plutôt du coup de force, si l'on tient que ni le fils spirituel (Tati-Loutard l'est pour Senghor) n'est académicien pour avoir simplement reçu une distinction, ni davantage et pour ce qu'il aurait été plus brillant que son rejeton, le père biologique (ici, le bien nommé Dumas, père). À moins qu'un simple chiasme  supplée à notre bonne vieille raison logicienne…

Le lien institutionnel mis hors de compte, celui de la communauté de langue écarté, il ne restait plus qu'à faire valoir cette négrité commune à Dumas, Senghor et Tati-Loutard, chez qui, peut-être, la dose de mélanine aurait pu constituer un aiguillon de plus pour accentuer un génie littéraire que les préjugés raciaux auraient (auront) pu contribuer à leur dénier.

Or, en réalité, plus que ces liens controuvés, il s'agit d'une mise ensemble rendue propice par la commune de Villers-Cotterêts, dont Dumas fut natif (1802) et sur le symbole et la valeur historique de laquelle Senghor a tenté d'attirer l'attention de la France et surtout de la Francophonie institutionnelle, particulièrement à l'occasion du 450e anniversaire de ce qu'il avait pu appeler la révolution de Villers-Cotterêts, et qui, comme de bien entendu, coïncidait avec le bicentenaire de la Révolution française. Car, en effet, Villers-Cotterêts étant le lieu où François Ier a promulgué la fameuse ordonnance qui institue le français comme langue de l'état civil et de tous les actes officiels de la nation française, revêt une importance toute particulière. Autrement dit, ce fameux château de François Ier où a été promulguée l'ordonnance dite de Villers-Cotterêts devrait être considéré comme le sanctuaire de la langue française. C'est, en somme, le dernier combat de Senghor et que Tati-Loutard, sur ses traces, s'est mis en devoir de poursuivre à partir d'une visite guidée offerte par un opérateur sensible à la culture, en janvier dernier. Visite riche en émotions fortes, s'il en fut ! Notamment avec ce parcours littéraire qui mit en présence, à la faveur d'une proximité géographique extraordinairement ténue, cet étrange aréopage d'hommes de lettres composé d'Alexandre Dumas, des deux grands classiques Racine et La Fontaine et de Paul Claudel. On comprend, dès lors, la vive émotion qui dut être la sienne lorsque Tati-Loutard, à qui l'on rendait hommage en compagnie d'un tel aréopage, avoua sa tendre admiration pour La Fontaine et ses fables, et surtout pour Racine dont il se ressouvint du célébrissime vers, admirable d'expressivité en l'harmonie imitative caractéristique de l'alexandrin fameux, mis dans la bouche d'un Oreste égaré par la jalousie. Et qui tente désespérément d'éliminer le fantôme du rival abhorré, dans les bras duquel Hermione semble se lover, jetant à l'éconduit des regards plus meurtriers que l'épée rouge encore du sang de Pyrrhus : « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos testes ».

Comme Victor Hugo son ami, Alexandre Dumas est né en 1802 (« Ce siècle avait deux ans... » !). Mais il vécut cependant moins longtemps (68 ans) que l’auteur des Contemplations qui, avec ses 83 ans, avait vu mourir la plupart des écrivains de sa génération. C’est à Villers-Cotterêts que le petit Dumas voit le jour. Il y passe presque toute sa jeunesse et ne « montera » à Paris qu’à ses 20 ans. Le choix de Dumas comme figure centrale du pèlerinage dans le Valois pourrait ne pas être dû au hasard. Quarteron aux traits négroïdes très prononcés, il aura eu le privilège de rejoindre Gaston Monnerville et Félix Éboué, hommes de couleur comme lui, dans la reconnaissance nationale suprême.  Romancier le plus populaire de son temps, en effet, l’écrivain a su traverser son siècle, puis le nôtre, pour obtenir enfin la reconnaissance suprême en accédant au Panthéon. Son père, un général de l’armée républicaine, est lui-même né d’un père aristocrate et aventurier et d’une mère descendante d’esclaves noirs, à Saint-Domingue. Pour résumer le paradoxe de ses origines, il dira lui-même que son côté noble lui venait de son père (noir) et que c’est du côté de sa mère (blanche) qu’il tenait son côté populaire. Mais en dehors de cette noblesse de sang ou d’épée, il lui suffira d’écrire pour accéder à la noblesse de plume…

En 2002, deux siècles après sa naissance, Dumas entre en gloire au Panthéon des grands hommes. La même année – ou quasi, à quelques jours près : 20 décembre 2001 – décédait le chantre de la négritude, le Maître-de-langue, l'enfant du Royaume de Sine, le poète-président, père fondateur de la Francophonie. Et cet homme qui fut si prodigue en idées généreuses, humanistes, s'en revint donc au pays natal où il allait être enterré avec les honneurs dûs à son rang, en présence des chefs d'État africains, ses pairs, et de bien d'autres personnes illustres venues lui rendre un dernier hommage. Or, voilà que, sous la vigoureuse plume d'un académicien de la trempe d'Éric Orsenna on peut lire, à l'inverse, ce navrant témoignage qu'en dehors de l'Académie, c'est dans une quasi-indifférence que la République française a réagi à cet événement. Cette nation à laquelle le père fondateur de la Francophonie avait tout donné, jusqu'au sacrifice de sa personne, de son identité première. Quatre années plus tard, Senghor nous revient dans toute sa gloire, pour revivre à jamais dans la mémoire de tous les francophones du monde entier, à travers cette année du centenaire de sa naissance. En 2006, nous fêterons Senghor, avec force beauté.

À partir de Villers-Cotterêts, il est loisible d’aborder, toute proche, la commune de La Ferté-Milon qui vit naître Racine en 1639, c'est-à-dire, exactement un siècle après la fameuse ordonnance ! Dans le musée qui lui est consacré, sur les vestiges mêmes de la maison natale, on peut admirer la statue de Racine enfant. L'enfant de chœur est d'ailleurs entouré des soins protecteurs de son maître Pascal, ici représenté par un buste sévère. C'est en 1939 – ou presque : 15 décembre 1938, selon l'état civil – que naît Jean-Baptiste Tati-Loutard, à Ngoyo, près de Pointe-Noire. Cette année-là, Senghor venait de terminer l'écriture de son premier recueil de poèmes, qu'il ne publiera qu'à la fin de la guerre (1945). Comme Racine, comme Senghor, Tati-Loutard a dû échapper à la gent cléricale pour se consacrer entièrement à l'écriture. D'ailleurs, Dumas, l'ancêtre des deux Africains, préférait gambader dans la forêt de Retz toute proche plutôt que de suivre son catéchisme.

La route bifurque ensuite pour permettre, en s'enfonçant toujours plein sud, un retour vers Paris. Mais on n'a pas sitôt dévalé les pentes qu'au bout d'un dédale de ruelles, l'on se trouve déjà, nez à nez devant la maison de Jean de La Fontaine. Nous sommes bien à Château-Thierry, dans le jardin même qui, en 1621, avait vu naître ce Jean de La Fontaine dont le comédien Antonio Labati nous avait, la veille au soir, rendu toute la fraîcheur de la leçon du fromage. Le fabuliste a, lui aussi, frayé avec un nègre en la personne d’Esope, esclave grec au service de Xantippe, mais auteur de la plupart des fables dont le poète classique s’inspirera plusieurs siècles plus tard. Il est reçu à l'Académie française douze années après sont cadet et ami Jean Racine, en 1684, en même temps que Boileau. Trois siècles plus tard – ou presque, à une année près : 1983 ! –, c'est au tour de Senghor, l'ami et compatriote de Birago Diop, le descendant spirituel d'Esope et de La Fontaine, de siéger sous la Coupole.

Le rêve passe. Senghor est au pinacle de la gloire et Dumas aussi. Au Panthéon ou dans un fauteuil d'Immortel, le génie seul permet de briser les barrières de la couleur et de la différence. Si le Congolais Tati-Loutard, aujourd'hui membre du Haut Conseil de la Francophonie, devait un jour aider à faire aboutir, par son action discrète et grâce au secrétaire général de l'organisation, M. Abdou Diouf, ce projet ébauché par Senghor, et que tous les Cotteréziens appellent de leurs vœux, quelle belle leçon d'universalisme et d'humanisme ce serait pour la langue française. Et cela, malgré Onésime Reclus et malgré Rivarol, bien évidemment !

Ce texte aurait pu être retouché, actualisé. L’auteur le fait publier tel qu’il fut écrit, en 2006, en hommage à Dumas, Senghor, Tati-Loutard et toute la Francophonie. Il tient à souligner l’ironie du contexte actuel : cette ville naguère promise au symbolisme du métissage universel sous l’égide d’une « francophonie-puissance », aura plutôt choisi de tourner le dos à Alexandre Dumas – qui prenait déjà la stature d’un saint-patron –, en élisant un maire issu d’un parti français dont on peut craindre une politique peu favorable aux idéaux de la Révolution française et qui sont, aujourd’hui, largement, ceux de la Francophonie…

Cette visite de Villers-Cotterêts aura été pour Tati-Loutard, du moins selon l’auteur de l’article, l’une des plus grandes satisfactions de sa vie d’homme de lettres. Les organisateurs de ce « parcours littéraire » avaient si bien fait les choses, que c’est dans la chambre même où fut écrit Le Comte de Monte-Cristo que le poète passa l’unique nuit du très bref séjour. L’auteur de cet article, qui fut très proche du poète Jean-Baptiste Tati-Loutard, a tenu à faire mentionner les noms de Guy Maurice, Bernard Zen, ainsi que les autorités municipales de l’époque, comme un témoignage de sa reconnaissance du vivant même du poète et, probablement, aujourd’hui encore, d’outre-tombe. Il fait également un clin d’œil à la veuve et à ces collaborateurs du ministre qui l’accompagnèrent (Serge Ndeko et Louis-Roger Tchinianga). Mais c’est à Yves-Robert Lefébure que revient la mention spéciale de ce témoignage qu’il va falloir lire désormais comme un vibrant hommage posthume à tous ceux qui, de près ou de loin, lui auront rendu « la vie [assez] poétique », sans doute, pour qu’aujourd’hui, la terre lui fût légère à Ngoyo et outremer…

Raphaël Safou-Tshimanga