Les Dépêches de Brazzaville : Gabriel Okoundji, vous êtes poète, psychologue clinicien de profession. Depuis quand écrivez-vous de la poésie ? Serait-ce depuis votre départ de la République du Congo, votre pays d’origine ?
Gabriel Okoundji : Peut-on vraiment situer l'instant précis qui saisit l'humain dans sa quête, quelle qu'elle soit ? Tout ce que je sais, c'est que je suis né sous le ciel d'Okondo, mon village. C'est là que j'ai appris à prendre langue, que toutes mes sensibilités se sont révélées grâce à l'écoute des chants, des berceuses, des proverbes, des danses, des contes, des récits, des pleurs, des adages, etc., qui portent en eux une valence poétique immense. Donc, pour vous répondre, je dirais que j'ai commencé à écrire à partir du moment où je ne pouvais plus chanter et danser la parole poétique entendue dans mon enfance. C'est que la poésie est avant tout chant des mots de terre et de ciel, la poésie est chez tous les peuples de la Terre le premier sentiment littéraire, l'écriture est seconde. Et comme il est dit dans un de mes livres : « Faute de terre, le fleuve épouse la mer dans l'ensablement des âmes », voilà pourquoi j'écris des livres.
Votre poésie, emprunte de sagesse et de philosophie téké, votre ethnie d’appartenance, vise à des principes de vie essentiels, à savoir notamment le respect de la parole des ancêtres. Expliquez-nous cette tradition de la parole qui confère pratiquement au sacré.
Le sacré est partout dans l'univers pour qui sait voir l'homme dans son rapport au cosmos. Il se trouve que j'ai eu la chance dans la traversée des sentiers de mon existence de rencontrer deux personnes : ma tante-mère Ampili, immense conteuse qui faisait germer des bulles d'émotion (je parle d'elle dans tous mes livres) et mon grand-oncle Pampou, un éléphant du savoir (il était capable de contenir l'infini de l'univers dans le souffle de sa parole). Ce sont ces deux figures qui m'ont donné le respect des ancêtres, ce sont eux qui m'ont appris que la parole est un bien précieux qui relève de la connaissance et que la connaissance est un don : celui qui a appris à recevoir doit à son tour, une fois devenu tout à fait adulte, apprendre à donner. Qui donne se réalise, qui se réalise adhère à la pérennité. Ampili et Pampou ne connaissaient pas l'écriture de la langue, mais ils en tenaient l'essentiel : la parole de chaque jour qui éclaire le regard et qui rappelle que nul au monde n'a le monopole de la vie, le proverbe qui féconde la lumière nécessaire au cheminement, le conte qui exhale les vertus bienfaitrices du respect des aînés et de la nature, l'adage qui apprend à l'orgueilleux qui croît tout connaître à désapprendre son savoir, le dicton qui révèle à l'impétueux que tout sous le ciel tend vers la pondération, que l'excès n'est jamais bon dans la vie d'un humain, etc. Voilà le soleil de la parole qui a fait de moi celui qui vous répond aujourd'hui.
Vous êtes traduit, depuis que vous écrivez, systématiquement en occitan. Pratique étonnante et témoignant probablement d’une certaine correspondance entre l’oralité téké et cette langue très ancienne qui a essaimé au Moyen-Âge au sud de la France ?
Au commencement de cette histoire avec les héritiers des troubadours, il y a ma rencontre lors d'une soirée de lectures poétiques avec Christian Rapin, poète et linguiste spécialiste de l'occitan. Saisi par la force de mes textes, il me demande de lui en confier quelques-uns. Il les fait parvenir au grand poète Bernard Manciet qui décide de les publier dans la mythique revue OC... traduits en occitan. Tout est parti de là. Et depuis, je collabore régulièrement avec les écrivains et poètes occitans. Je l'ai toujours dit, ce sont eux qui m'ont révélé avant que les maisons d'éditions ne m'ouvrent leur porte. Je ne parle malheureusement pas cette langue, mais nous avons de profondes affinités. Si les Occitans me lisent, si ma poésie leur est accessible et s'ils l'apprécient, c'est parce que j'ai avec eux en commun une sensibilité à la parole souveraine. Voilà la raison de la fidélité qui fait que le poète Joan Peire Tardiu s'évertue à traduire mes livres dans cette langue. Mais il est à noter que mes textes ont été aussi traduits en basque, l'une des langues que compte la région Aquitaine, devenue depuis ma terre de vie.
Vos recueils nous entraînent dans une parole poétique inspirée et même initiée. Cette poésie d’initiation ne dépasse-t-elle pas le tabou de l’initiation en elle-même ? Comment est-elle perçue sur votre terre d’origine ?
Je suis « Mwènè ». Quand je suis de retour dans ma région de la Cuvette-Ouest, et même à Brazzaville, je cesse d'être le poète, le psychologue clinicien, l'enseignant à l'université, bref, toutes ces fonctions qui fondent mon identité professionnelle ici en Cccident. Alors, tous ceux qui me connaissent ou qui savent la tradition m'appellent avec respect : Mwènè Okoundji, ou tout simplement Okoundji (Okoundji ou Okundji signifie chef dans les langues bantoues). Le Mwènè est un homme investi d'une charge spirituelle et qui au quotidien doit s'efforcer de porter la parole fondamentale, celle de l'essentiel à dire, celle qui fait signe, celle qui féconde la lumière et vivifie l'esprit de celui qui l'entend. C'est ce que je tente de faire dans mes écrits. Mais je vous avoue que l'écriture pour le Mwènè que je suis est une ardente traversée de la douleur, une épreuve, une obstination. Si par « terre d'origine », vous faites allusion au Congo-Brazzaville, j'avoue qu'à ce jour j'ignore la destinée de mes livres là-bas.
Gabriel Okoundji, en tant que maître de la parole et de la mémoire, que diriez-vous aux autres poètes d’Afrique ? Comment faire passer le souffle de cette poésie, souvent universelle et ouverte sur le monde comme celle de vos prédécesseurs, à savoir les illustres Tchicaya U Tam’si et Jean Baptiste Tati-Loutard, pour ne citer qu’eux ?
Je ne suis pas un maître de la parole, je ne suis encore qu'un apprenti-poète. Le poète que je suis, et je l'ai toujours affirmé, n'est que l'interprète de la voix d'Ampili et Pampou. Ce sont eux qui ont fait battre mon coeur jusqu'à l'abondance de l'émotion qui irrigue mon corps et qui, humblement, m'éveille ; c'est leur parole qui a mûri dans mon ventre, mon écriture poétique est une danse à la cadence de leurs mots. Tchicaya ainsi que Tati-Loutard qui vient de nous quitter sont par contre des maîtres, ils sont nos dignes aînés. Ils ont majestueusement tracé des sentiers capables d'éclairer le cheminement de nombreuses générations.