Interview. Yoka Lye Mudaba : « Il ne nous reste plus qu’à rassembler les pièces à conviction »Jeudi 9 Novembre 2017 - 14:04 L’arrêté du 6 septembre dernier, signé par la ministre de la Culture et des arts portant classement de la rumba congolaise sur la liste du patrimoine culturel immatériel national, est perçu comme un événement par le directeur général de l’Institut national des arts (INA). Féru de culture et grand mélomane de cette musique dont il s’est toujours fait l’effort de défendre les valeurs, il s’en réjouit grandement à l’instar de plusieurs autres mélomanes. L'entretien exclusif avec Le Courrier de Kinshasa évoque l'enjeu autour de ce texte. Le Courrier de Kinshasa : La signature de l'arrêté classant la rumba congolaise sur la liste du patrimoine culturel immatériel national constitue-telle une bataille de gagné ? Yoka Lye Mudaba : Oui, et l’événement est important pour deux raisons : la première, c’est que, mine de rien, depuis 1960 (même avant car depuis que la rumba existe, elle n’a jamais été reconnue comme patrimoine national), nous nous comportions comme si les choses allaient de soi alors que nous devrions protéger notre patrimoine. Et donc, de ce point de vue, cet arrêté est historique. La deuxième chose à relever c’est que parmi les conditions, les critères pour l’inscription d’un élément à l’Unesco pour le patrimoine de l’humanité, il faut passer par la reconnaissance du patrimoine national. C’est une étape importante. Cela n’a pas empêché qu’au niveau de la commission nationale pour l’Unesco et de l’INA, nous avons rempli les premiers formulaires qui accèdent aux requêtes. La première porte sur l’assistance technique nationale et internationale. Dès que ce sera favorable, et je l’espère, nous pourrons alors accéder à la deuxième étape qui est la constitution exhaustive des inventaires. Tout ce qui a été produit en oral ou en écrit, toutes les publications scientifiques ou pas, toute la discographie scientifique ou pas, tous les témoignages formels ou informels. C’est un travail incroyable que l’on devrait même réaliser à l’échelle nationale. C’est la partie la plus ardue de la tâche à accomplir. Je rappelle que pour qu’un élément soit accepté au patrimoine mondial, il doit avoir une valeur universelle incontestable, et c'est la première étape. La deuxième, il faut que cette valeur soit un vecteur de cohésion sociale et soit reconnue de génération en génération, qu’elle se perpétue. Troisièmement, il faut une adhésion populaire, communautaire qui reconnaisse la valeur de l’élément. Quatrièmement, il faut que les scientifiques en reconnaissent la valeur patrimoniale. L’État doit l’assumer et l’affirmer, c’est ce qui vient d’être fait. Et, enfin, il faut la constitution des inventaires, c’est-à-dire des pièces à conviction. Nous avons rempli tous les critères, il ne nous reste plus qu’à rassembler les pièces à conviction. Si la requête que nous avons introduite pour l’expertise nationale et internationale aboutit, nous allons parachever ce volet. L.C.K. : Qui se charge de ce travail d’inventaire ? Existe-t-il déjà un calendrier de travail et de quelle manière cela devrait-il se réaliser ? Y. L.M. : Dans le formulaire que nous avons rempli à la demande de l’Unesco, il nous a été demandé, de manière expresse, un chronogramme. Nous avons échelonné ce travail sur une année ou deux. Mais tout dépend de la méthode. Si les méthodes sont bien calibrées, nous pourrons aller vite en travaillant avec les anciennes provinces. En appuyant soit sur les antennes formalisées comme celles du ministère de la Culture et des arts, soit les parallèles comme les ONG et autres associations. Dans le cas de Lubumbashi, il y a le Centre d’art Waza, l’Espace Picha ou le ministère de la Culture provincial. Dans les pôles les plus actifs, il y a aussi Goma à travers le Festival Amani et le ministère, à Kisangani, l’Espace Ngoma ou les Studios Kabako de Linyekula pourraient nous permettre d’avoir des éléments d’appréciation. Par ailleurs, je sais qu’une recherche pouvant être utile se fait à l’Institut supérieur pédagogique de Mbandaka. Il en est de même des deux Kasaï. Donc, l’on peut ainsi, à travers les pôles ciblés à travers le pays, avoir un retour des éléments d’appréciation. Il n’est pas dit que nous devons tout avoir. Si nous avons des éléments déterminants et suffisamment d’antennes, nous pourrons, dans un délai relativement correct, entrer en possession des pièces à conviction. Mais, ma foi, l’inscription au patrimoine mondial de l’humanité n’est pas une fin en soi. Il faut que les journalistes, les formateurs, les mélomanes, les entrepreneurs, etc., chacun à son niveau, nous puissions revaloriser la rumba en y puisant des ressources de connaissance. Le travail que l’INA fait consiste à la faire passer de l’oralité à l’écrit. En y mettant des partitions, parce qu’il y a des évidences que l’on ne soupçonne pas. Notre musique est orale. Cette rumba qui nous fait danser tous les jours est orale. Notre chance, c’est que nos musiciens ont une mémoire phénoménale. Ils ont une mémoire digitale incroyable ! Il n’y a qu’à considérer nos concerts au cours desquels, en une soirée de trois heures, sont interprétées à peu près cent chansons. Tout est maîtrisé au niveau de la mémoire, des doigts pour les guitaristes et les autres instrumentistes. Il en est de même pour les chanteurs, les mélomanes y compris. Moi je connais toutes les chansons de la rumba de mon enfance. Mais il faut quitter les sentiers battus et s’inscrire dans l’universalité. Si nous voulons faire une rumba classique, il faut s’en tenir aux règles classiques. Et l’on oublie que la rumba, ce sont aussi les textes. Il y en a de très beaux qui sont évocateurs. Des textes littéraires, des proverbes à enseigner à nos enfants. Je cite en passant : « Mutu amemi maki abundaka te » (celui qui a des œufs en main ne se bat pas). C’est de la sagesse. Il faut extraire de la littérature musicale congolaise ce qui est valorisant. Détacher le bon grain de l’ivraie pour que ce qui n’est pas bien ne soit pas suivi mais plutôt frappé d’ostracisme. Et, que l’on ne retienne que ce qui pourrait servir de modèle à la société. La lutte pour la rumba est donc permanente. En outre, il nous faut connecter la valeur ajoutée de la rumba aux autres domaines de l’art. La rumba est tellement liée à notre façon d’être, de nous habiller, de danser, de parler et de vivre que finalement, il n’y a pas une réflexion globale à cet effet. S’il faut considérer qu’entre 1960-1965, les Anthologies de la rumba populaire sont populaires, patriotiques. Pourtant, très peu de gens le savent alors que nous devrions la perpétuer en l’enseignant à nos enfants. Il y a dans ce lot : « Moninga dit hé sepela Indépendance. Obunga te oh, tokumisa Lumumba. Abundi mingi, tika nakumisa ye. Soki oyebi te, esengeli pe oyeba, kaka na tina tolongwa na bohumbu. Miso na ye abwaki se kobwaka. Lelo Accra, Guinée-Guinée. Mboka na Mboka ayekoli mateya. Mindele mitema mabe oh, bamokangi etc. ». Il y a toute une série de chansons patriotiques à l’instar de celle de Tabu Ley où il chante « Congo, Congo nde mboka, etc. ». Une chanson comme Indépendance Cha Cha qui est devenue emblématique fait partie des archives historiques. Nous ne connaissons plus très bien en détail les participants à la table ronde mais en écoutant la chanson, l’on y retrouve tous les noms, des Congolais et des Belges, y compris des partis politiques. Tout y est. Je pense qu’il y a tout un travail interdisciplinaire à la fois historique, sociologique et politique. Il faut aussi considérer ce que Mobutu a fait à son époque pour récupérer les traditions des terroirs et en faire des éléments de propagande, hélas ! Mais qu’à cela ne tienne, cela fait partie de l’histoire. Il faut que les anthropologues s’en occupent. L.C.K.: Par qui les travaux de collecte des pièces à conviction sont-ils coordonnés? Y. L.M : En 2016, le ministère de la Culture et des arts avait signé un arrêté constituant la Commission nationale pour la promotion de l’inscription de la rumba au patrimoine culturel immatériel mondial dont je suis le président. En font aussi partie quelques experts dont des universitaires, notamment le Pr Léon Nsambu et des artistes comme Goubald, Blaise Bula ainsi que des mélomanes. Il y a également un certain nombre de personnalités comme le directeur général de l’Institut des musées nationaux du Congo (IMNC), le Pr Joseph Ibobngo. Cette institution a pour mission de superviser toutes les recherches sur l’inscription au patrimoine avec le concours des partenaires que sont l’INA, l’IMNC, les associations des musiciens et des artistes, la Délégation Wallonie-Bruxelles et les journalistes. Il y a aussi des personnes comme Didier M’Pambia et son agence Optimum qui, à un moment donné, seront contactées à ce sujet pour y apporter leur savoir-faire. Propos recueillis par
Nioni Masela Légendes et crédits photo :Photo 1 : Yoka Lye Mudaba
Photo 2 : Le Pr. Yoka Lye Mudaba scrutant l’arrêté du 6 septembre Notification:Non |