Art : l’Histoire comme matière première

Vendredi 24 Juillet 2015 - 20:19

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Moridja Kitenge est jeune. Pourtant il ne saurait pas dire s’il appartient à la nouvelle génération d’artistes contemporains, ou à l’autre. En tout cas, il travaille avec l’Histoire. Ou plutôt le passé qui construit le présent.

Ce Kinois installé à Montréal depuis cinq ans vient de signer sa première exposition unique à la Galerie Joyce Yehouda, nichée dans un centre d’art dynamique de la métropole québécoise.  Pour «Banque du Canada», il affiche des billets de banque du Canada agrandis sur lesquels il a remplacé les personnalités qui y figurent habituellement par d’autres, souvent controversées.  La démarche : «questionner l’Histoire du Canada, une Histoire complexe, et la mettre face au public.» La question : «Je suis expatrié. Si j’avais trouvé ces figures sur les billets, qu’aurait été l’Histoire Canadienne ? ». Il conclut : «il y a des commissions désignées pour effectuer ce travail de représentation qui est l’image du pays que l’on veut véhiculer. Ainsi on choisit une histoire à raconter aux autres. Et si on en racontait une autre ?».

Un peu plus loin dans la galerie, on découvre l’installation vidéo Hymne à nous. Sur l’écran, trente Moridja Kitenge nus chantent sur l’air de l’Ode à la joie (hymne de l’Union européenne) de Schiller, un mélange des hymnes congolais, belge, français et un bout de discours du roi Léopold II. Chacun de ces éléments forment l’identité de l’artiste «J’ai étudié l’Histoire française et belge en étant au Congo, l’Histoire allemande parce que j’ai fait de la musique classique… j’ai appris tout ça en étant Africain. Un Français, un Belge ou un Chinois peut se retrouver dans ma situation. Toutes ces identités s’empilent sur moi, me forment sur un socle congolais. Me représenter nu fait écho aux guerriers lubas : je descends de cette culture et j’ai appris que les hommes se battaient nus et en chantant. C’est ainsi que j’ai voulu me représenter : me battre pour avoir mes identités plurielles tout en étant Congolais».

De Kinshasa à Montréal

Ces thématiques identitaires et culturelles ne sont évidemment pas laissées au hasard : Moridja Kitenge est né à Kinshasa, il y a fait les Beaux-Arts, a enseigné à Lumumbashi avant de s’envoler pour Nantes en France et compléter sa formation. «Il y a une complémentarité dans mes enseignements. À Kinshasa à la fin des années 1990, j’ai reçu un enseignement très académique où on m’a appris à recopier les tableaux des maîtres, à tenir un pinceau, l’anatomie exacte d’un corps humain. Je suis arrivé à Nantes en 2002, je ne faisais plus beaucoup de peinture, on nous apprenait à parler du travail artistique. L’essentiel, c’est la philosophie autour du travail. J’ai aussi fait un échange à l’Université Laval (Québec, Canada- NDLR), c’était un mélange de Nantes et Kinshasa. J’ai eu une vision de trois écoles avec trois façons d’enseigner différentes.»

Intégration ou cohabitation ?

Moridja Kitenge se présente comme un heureux et riche mélange de toutes les expériences qu’il a vécues. À travers ses œuvres manifestes, il interroge sa propre histoire, son identité et la notion d’identité en général. Hymne à nous lui a été inspiré lorsqu’il vivait en France, sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Les débats publics se répondaient, de l’identité nationale à l’intégration. «La seule image que j’ai de l’intégration est celle d’un cachet d’aspirine. On le jette dans un verre, il disparait et on le voit plus. C’est insensé pour un homme de refuser sa culture pour une autre. Il faut parler de cohabitation. C’est ainsi que j’ai pensé cette vidéo : je suis d’abord Congolais, j’ai ma culture et je peux en regarder d’autres sans l’éradiquer. Dans mon travail je me sers de l’autre pour construire ma pensée. La personne qui regarde mon travail doit se reconnaître dedans.»

Les thématiques de Moridja Kitenge sont profondes et intègrent une réflexion globale. «Je pars du principe que je suis un artiste et que je viens d’un continent qui a des problématiques. Donc je ne vais pas passer  ma vie à peindre des fleurs et des paysages. Les questions que je me pose sont mes œuvres et mes œuvres sont mes questions ».

Comment vit un artiste cosmopolite ?

Moridja Kitenge est le premier à sentir les problématiques qu’il soulève.  À qui la faute ? Il ne vise personne mais un système en général. «On est beaucoup passé par des centres culturels français, c’est bien ça qui a permis à des artistes de voyager mais ce sont souvent les mêmes, comme des porte-parole d’un art contemporain africain. Résultat : c’est ce que les commissaires étrangers recherchent. On m’a dit que j’avais trop vécu en Europe, que mon art n’est pas assez «africain» et ici à Montréal c’est l’inverse. Le plus important pour moi est que l’on aime mon travail pour ce qu’il est et non pour son origine, exactement la démarche adoptée par Joyce Yehouda.» Une nouvelle matière de réflexion pour l’artiste qui travaille actuellement sur la série de dessin «I’m not Exotic, you are not stupid» (Je ne suis pas exotique, tu n’es pas stupide- NDLR) où il se mettra en scène masqué, convoquant la tradition, l’art et les origines, avec ironie.

 

 

 

Morgane de Capèle

Légendes et crédits photo : 

Photo 1: Moridja Kitengue Photo 2: «Banque du Canada»

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