Numéro spécial Francophonie : Pour une géopolitique de la francophonieVendredi 14 Novembre 2014 - 8:00 Les hommes d’État pourvus d’une vraie hauteur de vue savent bien qu’en relations internationales, la force brute ne fait pas tout. Ce qu’on appelle aujourd’hui communément le hard power, la coercition par la force militaire avec ses canons, vaisseaux et avions de combat, se voit fréquemment concurrencé par le soft power, autrement dit ce qui relève davantage des instruments d’influence culturels, éducatifs, médiatiques, voire économiques. La Francophonie s’inscrit parfaitement dans ce schéma et à deux niveaux au moins, diplomatique et économique Le niveau diplomatique Depuis leur accession à l’indépendance à partir des années 1959-60, les États africains ayant soit adopté le français comme langue nationale, soit poursuivi activement son enseignement, entretiennent d’étroits rapports avec la France en dépit de querelles et d’aléas normaux et classiques dans les relations entre nations. À cet égard, la politique de conciliation, d’aide et de coopération impulsée par le général de Gaulle fut déterminante. Mais les liens « naturels » entre l’ancienne puissance coloniale et ses colonies expliquaient-ils à eux seuls ce phénomène diplomatique ? Certes pas, puisque le Zaïre (actuelle RDC), le Rwanda jusqu’en 1994, ou encore le Burundi entretinrent d’étroits rapports avec Paris sans jamais avoir été sous son emprise. Alors, simple question d’alliance tactique ? Pas davantage, puisque Kigali fut massivement soutenu par l’Élysée durant la grave crise de 1990-94 sans accord militaire préalable, tout comme Bamako au moment où s’inscrivent ces lignes. Mieux, comme la France, aucun des États coalisés voisins du Mali venus le défendre contre des troupes djihadistes n’entretient d’alliance militaire avec lui, mais tous sont en revanche… francophones ! Qui oserait ainsi affirmer que la francophonie partagée n’aura pesé ou ne pèse pour rien dans ces situations de crise aiguë ? Ce serait bien entendu forfanterie d’affirmer que l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), et d’autres institutions transnationales prônant et/ou promouvant la francophonie tel le Forum mondial de la langue française, constitue un instrument géopolitique primordial. Et pourtant… Forte de ses 77 États membres, dont les chefs d’État ou de gouvernement se retrouvent à un rythme soutenu et régulier, on ne peut la négliger ; quelle autre organisation de nature linguistique peut se prévaloir d’une telle représentativité sur les cinq continents ? L’espace hispanophone est très concentré sur le continent américain et l’anglophone – paradoxe de son universalité – n’existe pas réellement en tant qu’institution intégrée. En outre, d’autres ensembles créés sur des critères en principe plus efficients que la langue se sont avérés bien éphémères (les grands émergents, ces fameux Brics), voire fantomatiques (l’UMA en Afrique du Nord). On assiste même, depuis plusieurs années, à un engouement pour l’OIF de quelques richissimes États lilliputiens ne comptant que quelques centaines de francophones dans le meilleur des cas ! Traduction sans doute de l’omnipotence de l’économie dans notre monde globalisé… Le niveau économique Si on se base sur le seul critère économique et financier pour jauger de la puissance d’un ensemble francophone à l’échelon planétaire, le calcul ne sera guère concluant. D’abord, car on additionnerait des pommes avec des poires – pourquoi faire d’un ensemble linguistique un ensemble économique ? –, ensuite parce qu’aucun des États partiellement ou tout à fait francophones ne s’inféode aux autres, et les PIB respectifs du Congo-Brazzaville, du Grand Duché du Luxembourg ou du Burundi n’ont pas vocation à fusionner sur l’autel d’une solidarité linguistique. Cela dit, État par État – et sans compter les considérables places économiques française, québécoise ou luxembourgeoise –, on assistera vraisemblablement à courte ou moyenne échéance à l’émergence de géants, et pas seulement sur le plan minier ou énergétique. Et de fait, plus l’Afrique francophone émerge, plus les investisseurs étrangers devront se mettre à la langue de Molière ; c’est notamment vrai pour des investisseurs en provenance de Chine, des États-Unis et du Golfe arabo-persique. En outre, si la quantité d’États francophones ne devait guère varier, le nombre de locuteurs, lui, augmentera inexorablement durant les prochaines décennies, passant de 275 millions en 2014 à plus du double dans trente ans. En effet, non seulement la France ne perd pas – contrairement à l’Allemagne, à la Russie et au Japon déjà, à la Chine sans doute bientôt – de citoyens/locuteurs du fait d’une natalité très faible, mais aussi et surtout l’Afrique francophone connaît un bond démographique considérable avec, en prometteuses figures de proue, les deux Congo. De mieux en mieux formés, de plus en plus ouverts à la mondialisation, des entrepreneurs, universitaires, ingénieurs, étudiants, commerçants, industriels ou investisseurs issus des États d’Afrique francophone renforceront le poids et l’influence de la langue française aux quatre horizons, davantage par leurs propres compétences, soifs de réussite, niveaux éducatifs et valorisations du savoir, que par les seules ressources naturelles commercialisables. Nul doute que dans les années à venir, la francophonie représentera donc une force d’influence sans cesse plus partagée et plus considérable, pourvu qu’elle devienne – en plus d’un formidable instrument diplomatique et économique – un pôle d’attraction humaniste dans ce choc mondial des valeurs dont apparaissent seulement les premières manifestations… Docteur HDR en géopolitique de l’université Paris-VIII, maître de conférences à Sciences-Po Paris, vient de publier Géopolitique du Printemps arabe (PUF, 2014) Frédéric Encel |