Patrick Sevaistre : « Il y a un statut de l’entrepreneuriat agricole à inventer, notamment pour inciter les entrepreneurs de la diaspora à venir investir durablement dans ce secteur »

Vendredi 6 Décembre 2013 - 10:35

Abonnez-vous

  • Augmenter
  • Normal

Current Size: 100%

Version imprimableEnvoyer par courriel

Les Dépêches de Brazzaville : Comment se porte l’entrepreneuriat africain aujourd’hui ?
Patrick Sevaistre :
Contrairement aux idées reçues, on crée des entreprises assez facilement en Afrique. Mais celles-ci ont des durées de vie limitées, car le cap des deux à trois premières années est particulièrement difficile à passer. De nombreux entrepreneurs abandonnent leur projet en cours de création en raison de la pression exercée par leur environnement et par la priorité donnée à la couverture des dépenses familiales. Cela est particulièrement vrai pour les jeunes entrepreneurs qui ont souvent dû emprunter pour financer leur formation et qui ont une pression pour rembourser rapidement leur emprunt dès la fin de leurs études.
Parmi les contraintes qui s’opposent à l’entrepreneuriat, on peut citer un environnement peu favorable notamment de la part de l’Administration qui perçoit encore l’entrepreneuriat comme un contre-pouvoir ou comme une « vache à lait ». C’est pourquoi les entrepreneurs préfèrent souvent, du moins au début, rester dans le secteur informel pour échapper aux pressions fiscales. Or dans le secteur informel, vous n’existez pas, vous n’avez pas de bilan et vous ne pouvez pas vous développer, car il est impossible d’obtenir des financements. Les banques qui sont surliquides préfèrent investir dans des opérations avec des cycles courts et non dans le secteur des PME en raison d’un environnement juridique et judiciaire qui dissuade les banques de prendre vis-à-vis de ce secteur des risques qu’elles ne sont pas en mesure de sécuriser et aussi de l’insuffisance de projets « bancables » et du trop petit nombre d’entrepreneurs-managers crédibles pour les mettre en œuvre.

Comment s’en sortir ?
Il faut développer des systèmes de financement proches de la microfinance ainsi que des fonds de garantie privés gérés par les chambres de commerce et d’industrie ou les organisations patronales et pas par la puissance publique qui n’est pas en mesure d’offrir la relation de confiance et de proximité indispensable à la gestion de ce type de dispositif. Les capacités des entrepreneurs doivent être renforcées par des programmes de formation, de renforcement des capacités managériales ou de mise à niveau.

Et comment lever les pesanteurs des administrations africaines pour qu’elles ne soient pas un frein à l’entrepreneuriat ?
Dans de nombreux pays, il y a un manque de véritable coordination ministérielle, ce qui nuit à l’efficacité de l’action publique. L’efficacité du secteur privé n’est pas soluble dans le public, mais il faut passer d’une bureaucratie à une Administration moderne. L’une des clefs est le partenariat public-privé. Les administrations africaines doivent abandonner une logique de moyens fondée sur le respect des règles et des procédures au profit d’une logique de résultats, basée sur un État stratège et facilitateur qui se préoccupe de la satisfaction de l’usager.

On note en cela une différence entre l’Afrique anglophone et l’Afrique francophone. À quoi cela est-il dû, selon vous ?
On peut y voir un héritage de deux types de colonisations différentes. La France a envoyé des administrateurs, des militaires et des médecins. Les Britanniques ont laissé se développer une élite locale de business. Mais dans le même temps, Félix Houphouët-Boigny et Léopold Sendar-Senghor étaient ministres d’État de la IVe République, ce qui aurait été impensable en Angleterre. L’administration africaine est la fille de l’administration française, qui est elle-même le produit de plus de 500 ans de colonisation romaine dont elle a hérité une vision marquée par une défiance envers le secteur privé, un culte exacerbé de l’État. Dans la mythologie romaine, le dieu du commerce et le dieu des voleurs est le même, Mercure (Hermès chez les Grecs). On retrouve cela dans l’inconscient francophone. Le résultat aujourd’hui est que le secteur privé anglophone est plus ancien, plus autonome et plus ouvert que le secteur privé francophone. En Afrique francophone, l’entreprise privée est encore largement considérée comme le résultat d’une incapacité à accéder à un emploi salarié dans la fonction publique ou dans les grandes entreprises et donc très loin d’être perçue comme une réussite sociale, et par conséquent l’image de l’entrepreneur privé reste négative.

Pourtant le secteur privé est le seul vrai levier du développement…
Il n’y a pas d’autre choix que de développer le secteur privé, car l’administration ne crée pas d’emplois. D’ici à 2020, il faudra créer un peu plus de 120 millions d’emplois pour absorber les jeunes entrant sur le marché du travail. Or, à l’heure actuelle, l’économie africaine ne peut en créer plus de 54 millions. On a là un cocktail explosif.
La clef est dans l’éducation et la formation. Le système éducatif africain actuel est largement sinistré : la formation de base s’est dégradée, et les États ont sous-investi dans la formation professionnelle. Tout le monde fait des formations en sciences humaines inadaptées au monde moderne. D’où un taux de chômage élevé et une hypertrophie de l’emploi instable ou informel. Aujourd’hui, les trois quarts des jeunes trouvent du travail dans le secteur informel, alors que celui-ci ne leur assure aucune formation. À la base, on trouve sans difficulté des tâcherons ; au sommet, l’élite se forme à l’extérieur ; au milieu, on manque d’ouvriers spécialisés, de techniciens de maintenance : tous les postes de niveau bac+2 et +3.
Cela devient un réel problème de développement ! Envoyer des expatriés coûte très cher et est souvent dangereux pour l’entreprise. Or, la diaspora représente un gisement de personnes formées. Mais les entreprises les connaissent mal et n’ont pas toujours une bonne image d’elles, car elles sont souvent vues comme politisées par les opposants aux régimes des pays dans lesquels ces entreprises veulent s’insérer. Avec les clubs HEC, nous apprenons à tisser des liens avec la diaspora et à mieux les connaître, car les pays d’Afrique en ont besoin. Il faudrait leur trouver un statut particulier et les considérer comme des expatriés lorsqu’on les envoie travailler dans leur pays d’origine.
Une autre voie pour que les entreprises trouvent des compétences serait que celles-ci se regroupent et mutualisent leurs efforts pour la mise en place d’un système par apprentissage ou par alternance. De tels systèmes coûtent très cher, car, en l’absence d’un cadre réglementaire approprié, ce sont les entreprises qui, aujourd’hui, prennent en charge la totalité du coût du système d’alternance, donc il faut mettre en place des incitations fiscales et une taxe d’apprentissage. Cela passe par la mise en place dans les pays africains d’un dispositif permettant au système de formation de s’adapter en permanence à l’évolution de l’économie et des technologies et d’anticiper sur les besoins futurs. Ce dispositif devra être soutenu par la mise en place dans chaque pays d’une plateforme permanente de concertation entre le système de formation et les entreprises.

Quel secteur peut s’avérer porteur pour l’avenir ?
Il y a tout un secteur à investir, c’est celui de l’agriculture. L’image de l’agriculteur n’est pas bonne, car, pour schématiser, dans certains pays, c’est le métier des femmes ou des vieux, et il n’y a pas de champion national de l’agroalimentaire. Il y a un statut de l’entrepreneuriat agricole à inventer, notamment pour inciter les entrepreneurs de la diaspora à venir investir durablement dans ce secteur

 

NB : Patrick Sevaistre est né en 1951. Il enseigne au sein du groupe HEC en Afrique. Cet ancien auditeur de l’Institut des hautes études de défense nationale occupe aussi la fonction de conseiller de la France dans le commerce extérieur. Patrick Sevaistre est également consultant en management et évaluation des politiques publiques en Afrique ainsi que chercheur associé à l’institut Thomas-More.

Propos recueillis par Rose-Marie Bouboutou