Numéro spécial Francophonie : Les pères fondateurs au risque de l’histoire

Lundi 17 Novembre 2014 - 8:30

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L’origine de la Francophonie institutionnelle est de ces coquecigrues de l’histoire qui, pour peu qu’on soit dupe de la réalité de leur réalité, confinent au sourire à défaut d’inspirer mainte alarme. Le présent article se veut d’abord une modeste amorce de démythification...

Né des velléités de quelques chefs d’État africains à rester dans le giron sécurisant de la métropole, c’est en 1970, à Niamey (Niger) que cet instrument de la coopération multilatérale verra le jour. Cette sorte de Commonwealth à la française – que la Communauté de 1958 n’avait pas pu pérenniser de façon formelle – verra sa vocation et ses ambitions premières évoluer sans cesse dans le sens d’un réel dialogue des cultures et un réel partage pour l’instauration progressive de la démocratie (pour tous les États membres), le développement mutuel et la paix.

Ce sont donc Habib Bourguiba de Tunisie, Hamani Diori du Niger et Léopold Sédar Senghor du Sénégal, tous trois pères de l’indépendance de leurs pays respectifs, qui ont joué ce rôle d’adjuvants ou d’initiateurs qui fait d’eux les pères fondateurs attitrés de l’institution. Africains tous les trois, il arrive aussi qu’on associe à leur action militante celle du Cambodgien Norodom Sihanouk…

La question qui vient tout naturellement à l’esprit est pourquoi et comment des pères de l’indépendance de leur pays ont pu se muer en dupes de bonne foi d’une perpétuation de l’action et la politique coloniales par l’ancienne puissance tutélaire. En réalité, c’est un pragmatisme de realpolitik et la conviction d’une future évolution favorable aux anciennes colonies qui auront milité en faveur de ce qui apparaît comme une sorte de syndrome de la Barbade (cf. Du bonheur dans l’esclavage de J. Paulhan), avec son risque calculé d’un racisme à rebours, même si l’interprétation devait s’appuyer sur une sorte de psychanalyse des peuples. Pourtant, l’attachement à la langue comme instrument de décolonisation et d’émancipation vers l’État-nation, si elle ne convainc pas, reste la meilleure explication de ce désir de coopération avec la métropole qui aura eu ses inconvénients idéologiques, certes, mais qui, tout bien pesé, s’avère, aujourd’hui, avoir porté les fruits escomptés par lesdits pères fondateurs au-delà même de toute espérance objective. Pour la plupart des pays africains subsahariens, en effet, la langue française, perçue comme le meilleur dénominateur commun de nations pluriethniques, aura été le véritable ciment de l’unité nationale et de l’intégration dans le concert des États-nations que les pères fondateurs avaient eu raison d’escompter obtenir.

Mais ce pari insensé, on le doit surtout au président sénégalais. Immense poète et éminent critique littéraire, on lui doit également, avec la négritude, la conceptualisation du mouvement culturel ayant probablement le plus contribué à la décolonisation des esprits en Afrique et dans les diasporas noires au-delà du continent. Sur ce plan purement culturel et notamment littéraire, son nom est associé à celui de Césaire. Or, c’est encore Senghor qui, père de l’indépendance de son pays et premier président du Sénégal, a théorisé autour de l’idée francophone, en a tracé les contours et prophétisé l’efficience. En partant notamment de cette francophonie littéraire à laquelle aucun écrivain n’eût pu rester insensible. Le miracle de la francophonie, c’est avant tout ce regard narcissique de l’écrivain se découvrant une identité particulière au miroir de la langue française, comme s’il était façonné par elle, comme s’il ne devait vivre qu’à travers elle. Or, ce sentiment s’est amplifié et a pris des dimensions encore plus importantes à partir du moment où les territoires de l’imaginaire en littérature permettaient également de sortir du ghetto où l’infamante condition d’ancien colonisé avait contribué à enfermer la plupart de nos écrivains. Senghor, quant à lui, ira jusqu’aux sources de la langue avec sa Défense et illustration… (Du Bellay) encore actuelle, valorisant au besoin le discours de Rivarol sur son universalité. C’est donc ce Senghor-là qui doit être avant tout saisi, pénétré dans sa pensée, pour comprendre ce que Jean-Michel Djian a pu déceler comme étant la « genèse d’un imaginaire francophone » et qui doit être mis à son actif, tel qu’en lui-même, intuitu personae.

R. S. Tchimanga