Roland Portella : « Il faut transformer le potentiel de ressources humaines en capital humain »

Dimanche 30 Mars 2014 - 6:45

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Roland Portella est développeur et administrateur d’entreprises, président de la Coordination pour l’Afrique de demain (Cade). Entretien

Malgré une croissance souvent à deux chiffres depuis une décennie, le chômage et le sous-emploi demeurent des fléaux en Afrique. Pourquoi ? Que peut-on faire pour y remédier ? Comment rendre la croissance africaine plus inclusive ?
La question centrale est celle du développement de compétences qualifiées suffisantes pour soutenir les croissances africaines de manière pérenne. Le chômage persiste, car certains États africains ne mettent pas au cœur du processus de développement économique et social une politique d’emploi structurée, avec une cartographie réelle des gisements d’emplois. Pour la réalisation du capital humain, il faut transformer le potentiel de ressources humaines en capital humain, c’est-à-dire en forces de travail bien formées pour répondre aux défis économiques et sociaux du pays. C’est une erreur de craindre qu’une jeunesse bien formée ne s’exprime par d’éventuelles oppositions politiques ou revendications.

Les solutions existent pour remédier au chômage. Il faut adopter une politique économique et sociale endogène claire, lisible. Ensuite, déterminer les secteurs porteurs, les filières d’activités économiques et sociales productives et en croissance, détecter ou créer des chaînes de valeurs, avoir des analyses prospectives et construire une vision claire. Puis ajuster les formations et les systèmes éducatifs à ces potentiels de développement et de croissance. Des pays comme l’Algérie et le Maroc ont réalisé des études spécifiques sur les secteurs industriels porteurs. Au Maroc, ils ont pu détecter que dans la seule sous-traitance de haute mécanique, le gisement serait de 300 000 emplois. L’Afrique du Sud a détecté que dans le secteur de l’énergie, il fallait embaucher de 2010 à 2015 près de 50 000 ingénieurs et techniciens supérieurs. La société Eskom a mis en place une politique d’embauche en associant l’État sud-africain afin qu’il accélère la mise en place de nouveaux systèmes éducatifs.

Dans les études d’opportunités d’investissement que j’ai eu à coordonner pour un fonds d’investissement qui veut investir en Afrique dans l’agro-industrie, nous avons démontré que les filières de la conservation d’aliments au Sénégal possédaient un gisement de 7 000 emplois, la transformation de la noix de cajou au Ghana a un gisement de près de 2 500 emplois industriels et 8 000 emplois artisanaux. Ce qui est certain, c’est que les marchés de l’emploi doivent être mieux organisés et plus fluides. Il faut associer le secteur privé en amont des politiques de formation dès le collège et non pas seulement dans les programmes de formation supérieure. Des établissements d’éducation et de formation créent des journées entreprises afin de faciliter les dialogues entre monde académique et monde de l’entreprise. Ce type de manifestation doit être amplifié partout en Afrique. Des entreprises qui ont les moyens financiers créent leurs propres écoles de formation, c’est le cas de la BGFI dans le domaine bancaire.

Les jeunes et les femmes sont les premières victimes de ce chômage de masse. Quelles solutions, quels risques, lorsque l’on sait que la population africaine va atteindre le milliard dans quelques années, dont une majorité de jeunes ?
Les risques de la non-embauche de ces catégories sont la violence, les trafics en tout genre, l’augmentation de la prostitution, le fanatisme religieux, une animosité envers les « élites » politiques et économiques nationales et une haine vers les étrangers qui seraient taxés de profiter de la croissance africaine alors que ces jeunes galèrent dans leurs propres pays.

Mais il y a aussi des facteurs culturels pesants tels que le fait dans certains pays que certains jeunes considèrent qu’ils doivent nécessairement être des cols blancs, alors que dans les zones rurales on peut avoir besoin de leurs forces de travail pour développer l’agriculture, voire créer des services autour des agriculteurs. Les jeunes Kenyans et les Tanzaniens, même diplômés, repartent dans les campagnes soit pour faire de l’agriculture soit pour proposer aux paysans et agriculteurs des services connexes au cœur des métiers de ces derniers.

La création et le développement des PME structurées sont indispensables. Ce ne sont pas les créateurs d’activités qui manquent, mais les écosystèmes juridiques, fiscaux et organisationnels, qu’il faut mettre en place. Il faut encourager les jeunes et les femmes à entreprendre véritablement et pas seulement à faire de l’affairisme qui ne mène pas à la création de richesses ni à la structuration de projets. D’autre part, il faut inculquer à ceux qui ont beaucoup d’argent d’être des « business angels » pour les jeunes entrepreneurs innovants qui n’ont pas de moyens financiers suffisants et qui peuvent créer des emplois.

On regarde le développement du secteur privé comme la panacée. Est-ce vraiment la solution ?
Le vrai secteur privé est à encourager en Afrique, car c’est lui qui peut véritablement créer des emplois et apprendre aux jeunes le travail organisé, le goût de l’effort, la culture du projet, l’organisation et la maîtrise des processus de production. L’État peut d’ailleurs s’inspirer de certaines méthodes du secteur privé pour organiser un pays et lui donner une vision stratégique, c’est ce qu’a fait la Malaisie. Nous avons besoin en Afrique d’États stratèges qui donnent une vision forte, tout en ne cherchant pas à considérer le secteur privé comme une prédation, mais comme un partenaire réel du développement du pays.

Les partenariats public-privé (PPP) ne sont-ils pas un danger pour l’Afrique, lorsque l’on voit certains ratés en Occident alors que l’Afrique se bat déjà avec son désendettement ?
Les PPP sont indispensables dans des secteurs où l’État n’est pas capable d’assumer seul les risques financiers d’investissement, telles les infrastructures et l’énergie, car elles peuvent permettre l’amélioration du service rendu ou des équipements de qualité. Mais au-delà de la problématique de la mobilisation des capitaux pour réaliser ces types d’investissements, ce sont les incertitudes des cadres réglementaires et institutionnels qui posent problème, car les textes sont souvent flous, pas suffisamment harmonisés d’un pays à un autre qui peuvent se partager des infrastructures énergétiques. Le caractère exécutoire incertain des contrats ne rassure pas toujours l’investisseur privé. La problématique se situe au niveau de la gestion des exécutions de contrat. Mais ce que je préconise, c’est de ne pas seulement regarder les gros projets d’infrastructures, il y a d’autres champs à explorer où l’on peut créer ou accélérer des PPP de levier à l’investissement productif et qui apprennent aux États à capitaliser du savoir réel en termes d’organisation et de production d’écosystèmes afin qu’ils maîtrisent dans les années suivantes tous les processus techniques et organisationnels. Ce doit être dans l’organisation et la structuration des chaînes de valeurs industrielles, la création et le développement des écosystèmes de production technologique, des hubs de production afin d’y mutualiser compétences et techniques. Les entreprises privées savent faire, mais pas les États africains qui ont du mal à définir une stratégie et une gestion efficace. N’avez-vous pas remarqué que 95% des innovateurs technologiques africains vont faire assembler et produire leurs produits en Asie ? À qui profitent donc le savoir-faire technologique et les gisements d’emplois ?

Propos recueillis par Rose-Marie Bouboutou