Numéro spécial Francophonie : Il était une fois une belle idée appelée Francophonie…Mercredi 12 Novembre 2014 - 6:45 Ses pères fondateurs l’avaient conçue dans un esprit de partage. Ils croyaient à travers la langue française créer un petit univers de fraternité, ils espéraient exalter l’unité dans la différence. Ils croyaient qu’avoir la langue en partage abolirait les notions de race, de religion et peut-être de région Peut-être croyaient-ils qu’un rapprochement linguistique suffirait à lui seul à laver le monde de ses scories, à ôter le mal tapi au fond de l’être, ce mal qui fait quelquefois chanter aux armes le requiem de la terreur ? Ils pensaient à tant et tant de beauté, à tant et tant de magnificence ! Ils voulaient qu’advienne l’inédite émotion d’une paix universelle, d’une fraternité universelle, d’un amour universel. Que de rêves ! Que de rêves ! Mais comment leur reprocher d’avoir voulu convoquer l’espoir pour la grande gloire de l’espèce humaine ? Comment leur tenir rigueur de s’être crus pareils à ces colombes qui un jour initieront la transhumance de l’espérance ? Parce qu’après tout, au commencement était le verbe et que seul le verbe restera à la fin des temps. Que parler la même langue, utiliser le même verbe n’est-ce point suffisant pour abolir toutes les barrières ? Normal donc que Senghor et ses pairs aient conçu la Francophonie pour libérer les peuples de la peur de l’Autre, du carcan des incertitudes, mais également pour graver la langue française aux frontons des écoles, des églises, des mosquées, des rues et des ruelles de Paris à Dakar, de Ouagadougou à Douala, partout où ils croyaient pouvoir célébrer cette fraternité linguistique. Oui, les pères de la Francophonie pensaient qu’en créant la fraternité autour d’une langue, ils célébraient la vie, la Terre, le Soleil et les étoiles. Aujourd’hui, les années se sont enfilées les unes après les autres, et la belle idée de la Francophonie s’en est allée s’effilochant. Là voilà toute devant nous, déchirée, déchiquetée. Regardez avec moi sa robe vieillie comme celle d’une prostituée tout aussi âgée, mangée par les mites et dont le temps ne respecte même pas les strass. Regardez par mes yeux cette Francophonie vidée de sa substance initiale, parce qu’elle s’est fermée à la beauté, parce qu’elle s’est barricadée derrière une tour loin des peuples, loin des souffrances des peuples, loin de la fraternité entre ceux qui ont en partage la langue de Molière. Mais existe-t-elle encore la langue de Molière ? Quand elle parle, sa voix s’entrechoque, s’entremêle à telle enseigne qu’on entend comme une résonnance lointaine, un bruit de fond qui accompagnerait de vrais conciliabules, un parasitage… Nul ne comprend ce que raconte la Francophonie, mais a-t-elle encore quelque chose à dire dans ce monde en mutation où les valeurs s’inversent, les forces en présence aussi ? Elle est là tel un tronc d’arbre vidé en son milieu, miteux de dedans, puant presque. Et ceux qui étaient censés l’habiter la huent, la fuient comme autrefois les gens sains les lépreux. Écrivains, artistes, peintres, sculpteurs, chanteurs, hommes et femmes de la rue ne se donnent plus à elle, ne s’ouvrent plus à elle et se refusent à venir téter ses mamelles, mais a-t-elle encore du lait pour nourrir ces millions de francophones ? Oui, la Francophonie est aujourd’hui une lueur éclipsée, une bougie éteinte, un astre qui s’en va en s’affaiblissant avant de se fracasser dans le vide. Elle continue néanmoins à interpeller nos consciences, empêchant sa tranquillité. On se dit qu’on aurait peut-être pu en faire le rejeton d’un arbre avec de jolies frondaisons. On se dit qu’on aurait dû avoir l’ardeur malgré les moult difficultés que nous rencontrons à nous faire écouter par les « décideurs » politiques de buriner par delà les ronces afin de la faire resplendir. On se dit tant de choses, mais on ne peut pas grand-chose, captifs que nous sommes des ambitions bâtardes qui hantent certains au sein du monde francophone. Oui, il était une fois une idée extraordinaire, une idée géniale appelée Francophonie qui malgré sa beauté s’en va peu à peu vers les écueils du néant, parce qu’elle n’a pas su chanter le refrain des peuples, le chant des laissés pour compte… Parce qu’aujourd’hui, elle vogue entre les mains des politiques, oui des politiques qui se la disputent, qui se l’arrachent pour en faire leur pain quotidien. Clément Duhaime, administrateur de l’OIF
Calixthe Beyala, née en 1961 à Douala, est une romancière française d’origine camerounaise. En 1987, elle publie son premier roman, C’est le soleil qui m’a brûlée. En 1994, elle obtient le grand prix littéraire d’Afrique noire pour Maman a un amant, en 1996, le grand prix du roman de l’Académie française pour Les Honneurs perdus et en 1998, le grand prix de l’Unicef pour La Petite Fille du réverbère. Outre sa carrière d’écrivain, elle milite auprès de nombreuses associations pour la reconnaissance des minorités, le développement de la Francophonie et la lutte contre le sida. Calixthe Beyala |