Numéro spécial Francophonie : Afrique francophone et francophonie africaine

Jeudi 13 Novembre 2014 - 9:30

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Dans les projections, l’Afrique apparaît comme le réservoir du futur de la langue française. Réalité complexe, mais bien portée par les contextes et les générations

Dans le foisonnement des anecdotes qui ponctuent le premier contact du Congolais avec la France – en France –, il en est une qui ne manque pas de saveur. C’est quand, au détour d’une conversation, on se voit interrogé par des personnes souvent très bien intentionnées : « Au fait, comment dites-vous bonjour en africain ? » La réponse peut puiser dans l’embarras ou dans la dérision caustique. Il n’y a pas à véritablement parler de déclinaison linguistique africaine unique d’un concept ou d’une formule qui ressemblerait au bonjour dont un Québécois userait pour engager les civilités avec un Wallon, un Suisse ou un Luxembourgeois. Le plus étonnant est que cela étonne. L’Afrique, c’est 53 nations qui renferment en elles une mosaïque de langues, parfois incompréhensibles les unes des autres à cent kilomètres de distance, même quand elles sont parlées dans le même périmètre national.

C’est dans cet entrelacs de langues et d’idiomes, de réalités culturelles qui peinent à se reconnaître d’une même matrice, dans un monde où l’on est aussi ce que l’on arrive à désigner, que le recours à la langue française devient une formidable espérance. Et que celle-ci, de nécessité historique, finit par se transformer en un atout pour tous. C’est une des raisons qui expliquent le succès du français en Afrique. Et qui dessine le contour de cette espèce de pyramide renversée que l’on constate : la langue française semble peu compétitive face aux concurrentes anglaises et espagnoles en Europe, mais pleine de vigueur en Afrique.

Véhicule des arts, vecteur de paix

Une langue n’est pas seulement un ensemble de règles et de prescriptions, pas seulement un thésaurus de mots et expressions, elle est un outil. Et comme tout outil qui se respecte, y avoir recours fréquemment est aussi fonction de la praticité qu’il apporte à qui l’utilise. Dire le monde moderne par un outil qui lie les pays africains qui ont le français en partage devient véritablement un gain de temps, même lorsque la concurrence anglaise semble imposer plus de facilités encore. Ces lieux communs ont souvent été commentés. Pourtant il en est un qui ne l’a pas été assez à mon goût : la paix, car la langue elle-même ne fait pas la paix, mais faire la guerre comme faire la paix passe par un même mécanisme : le partage de la même compréhension-incompréhension. Aujourd’hui, les chiffres affirment l’avenir africain de la francophonie. Et les projections, avec une certaine raison, annoncent que dans les 715 millions de personnes qui seront capables de s’exprimer en français à l’horizon de 2050, on comptera… 85% d’Africains ! C’est carrément géant.

Mais ces chiffres ne sont ni un souhait ni une prière. Ils s’appuient sur un taux de croissance démographique. Ils ne présentent à mes yeux qu’un seul défaut, ne pas prendre en considération le facteur paix. En effet, si l’amélioration des systèmes d’éducation et la scolarisation en français dans des pays comme le Bénin, le Burkina Faso, le Burundi, le Cameroun, le Congo, le Gabon et le Sénégal ont permis un bond de qualité dans le recours à la langue française, il ne serait pas inutile de signaler que cette avancée est vérifiable dans des pays qui ont vécu dans la paix ou qui l’ont retrouvée.

Dans un pays comme le Congo, ravagé par une chaîne de conflits de plus ou moins grande intensité dès 1992, la paix revenue s’est consolidée aussi par le recours au même référent pour dire le mal et invoquer l’aspiration à vivre ensemble. Et, donc, il est symptomatique que la paix retrouvée fasse refleurir le français dans un pays où cette langue qui comptait en 1990 le plus fort taux d’écrivains – francophones – au prorata de sa population de plus ou moins trois millions d’habitants. Et ce n’est pas un hasard si pour hâter la sortie de l’ère des conflits, des chanteurs comme Zoba Casimir Zao ont produit des œuvres musicales majeures… titrées en français ! L’Aiguille, Moustique, ou même Corbillard ou encore Ancien Combattant ont eu leur portée. Celle-ci a été démultipliée par le recours, même fantaisiste, au français.

Véhiculée par les arts, elle se révèle aussi un liant entre des réalités communautaires qui se retrouvent aujourd’hui dans un espace géographique ou qui, au moins depuis les indépendances des années 1960, construisent une réalité moins antagoniste, mais chaque jour plus que complémentaire. Dans ces périmètres où l’histoire a regroupé des communautés éparses, il y aura de plus en plus de mal à inscrire le français dans la rubrique « langue étrangère ». C’est vrai, il n’a pas – pas encore ? – gagné le statut de langue africaine, mais la réalité hybride qui se profile aura du mal à le tenir dans le carcan des « choses qui ne nous sont pas attachées en propre ».

La langue, un outil défini par son usage

Car, puisqu’il s’agit d’un outil, le français est aussi propriété de qui l’emploie, qui l’utilise. Si le marteau peut casser la pierre, il peut tout aussi bien enfoncer un clou dans une porte. Et il ne cesse pas d’être l’instrument que tout le monde utilise. Seul l’usage qui en est fait peut changer, pas la légitimité de qui le possède. Le français entre dans les alambics des laboratoires de l’usage au quotidien en Afrique et en ressort transformé. Parce qu’une langue est aussi une réalité vivante féconde qui se reproduit par sa propre capacité à se dire. De ce point de vue, l’Afrique a dépassé la suspicion que lui valaient ses fantastiques inventions de continent « ne parlant pas bien le français ». Il est curieux d’ailleurs de constater que, de plus en plus, cette suspicion est retournée aux émetteurs quand l’Africain francophone s’applique à user de constructions sujet-verbe-complément. Il s’agace de s’entendre dire qu’il est « un » espèce d’extra-terrestre linguistique, qu’il doit se rappeler « de » recourir à l’accent parigot s’il veut parler le français.

Au continent du « poulet-bicyclette », du « travail souffrant » ou des « filles déviergées », les incongruités des autres deviennent des fautes. Car, c’est sûr, la faute est toujours celle de l’autre, l’accent cesse d’être exécrable quand c’est le sien. Un Togolais se moquera allègrement de l’accent du Marseillais, le Congolais de Brazzaville de son cousin de RDC. Lui, continuera d’énoncer : « Tu sais que Madeleine est à l’hôpital ? On l’a intervenue hier », et ne s’en portera pas plus mal. Le bistouri dans la main d’un francophone reste le même instrument, seule change la description de l’acte qu’il accomplit.

L’avenir du français en Afrique passe forcément aussi par le triomphe qu’on lui assurera dans les diverses situations traumatiques du continent. On avance généralement que le Rwanda est le seul pays du continent qui ait officiellement renoncé à l’usage du français comme langue officielle. Il n’y a pas les éléments qu’il faut pour déduire qu’il en sera toujours ainsi même s’il n’y en a pas davantage pour soutenir le contraire. Mais la langue française qui affiche cette vitalité qu’on lui décrit aujourd’hui saura vivre, en Afrique comme ailleurs, dans la fantaisie de sa croissance. Aucune analyse ne l’enfermera jamais dans un bocal ni ne la réduira à l’état de fossile.

Antagonisme nul avec les langues africaines

Et si le Sénégal semble connaître un repli de la langue de Molière face au wolof, cet exemple n’est pas suffisamment parlant pour l’ensemble du continent. D’ailleurs, dans le pays où la francophonie a connu ses hérauts les plus emblématiques, on peut faire le vœu que la mémoire des pères fondateurs luttera assez pour conforter une réalité binaire qui n’entre pas en conflit meurtrier. Le wolof y est relevé par la langue des pères de la francophonie. Le peu que j’en comprends me suggère que le locuteur sénégalais du wolof est aussi un passionné des emprunts de français, ne serait-ce que dans les expressions usuelles de la vie de tous les jours.

Il y a des « ça va », des « trop chers », des « pas assez » et des « salut mon ami » qui n’ont de wolof ici que ce qu’on veut bien leur donner comme locutions d’accompagnement. Mais dans tous les cas, puisque ces expressions ont trouvé à se lover dans leur fusée porteuse, il en sortira bien quelque chose. Ce sera une autre prolongation du français dans une affirmation locale sans doute. Ce sera en tout cas autre chose qu’une injection létale pour l’une ou l’autre des deux langues. Ainsi, pour répondre à la question-anecdote qui ouvrait cette réflexion, pour trouver comment dire « bonjour » en africain, il suffira de dire au Sénégal, au Congo ou en Mauritanie : « bonjour » ! Car cette expression est déjà bien moins exclusivement française et de plus en plus universelle. Donc africaine. Et parfaitement interchangeable, quelle que soit la langue où on l’utilise. Dès lors qu’il ne s’agit pas de l’écrire, personne n’imagine une difficulté particulière ni une incongruité quelconque à en faire l’expression de tout Africain et à l’intégrer dans les mots familiers de la langue usuelle.

Le français de la précision

Tout se ligue donc aujourd’hui pour attacher véritablement la francophonie à l’Afrique, résolument terre d’avenir. Ne serait-ce que parce que le continent est tout à fait demandeur de la langue et du langage qui l’arrimeront irrémédiablement au train d’une technologie en marche. Même l’antagonisme que l’on sentait poindre entre le recours aux langues nationales et l’usage du français semble ne plus tenir. Car, à mon avis, les deux réalités ont fait jonction. Si l’on regarde encore une fois le cas du Congo, le français y est devenu la langue de l’administration et de l’autorité, et les deux langues nationales les véhicules idiomatiques du quotidien.

D’ailleurs, même si les puristes le déplorent, la distinction entre le « lingala et le munukutuba des jeunes » et l’usage qu’en fait le monde rural et des adultes se fait précisément parce que ces deux langues nationales du Congo s’enrichissent de locutions françaises qui en font presque des jargons. Les expressions fleuries de la jeunesse deviennent presque des tiroirs à code où il faut passer d’un réservoir linguistique originel à un composé enrichi de mots français, mais détournés ! « Ndenge nini, ba bord na biso ? », demandera un jeune Congolais à un copain. Ici « bord » voudra dire « nos affaires » et échappera ainsi à l’entendement de tous, particulièrement des parents. Une autre variante, moins codée sera de remplacer « bord » par « affaire » : toujours du français lingalisé !

Et la réalité de l’autre langue, le munukutuba, surtout parlé sur la côte ouest, n’est pas plus différente de ce point de vue. Elle-même constituée de mots empruntés aux différents idiomes du sud, cette langue devient un véritable patchwork où domine le français. « Beto me pesana rendez-vous na 16h » (On s’est donné rendez-vous à 16h). Tout, d’ailleurs, se passe ici comme si les expressions les plus importantes étaient systématiquement empruntées au français soit pour éviter de recourir à un mot qui risquerait de manquer de percussion, soit pour que l’interlocuteur n’y verse pas le terme emprunté à sa propre langue et qui pourrait induire une incompréhension.

Il apparaît ici une autre curiosité déjà notée chez bien des intellectuels : le français devient la langue de la précision et du savoir correct. Les linguistes nationaux fustigent une telle tendance paresseuse, mais les usages sont toujours souverains dans une langue, quelles que soient les interdictions que les dictionnaires peuvent comporter.

Lucien Mpama