Jean-Marie Bockel : « Il existe un patrimoine commun entre la France et l’Afrique »

Vendredi 6 Décembre 2013 - 9:55

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Jean-Marie BockelJean-Marie Bockel : « Il existe un patrimoine commun entre la France et l’Afrique »

Les Dépêches de Brazzaville : Monsieur le Ministre, vous venez de soumettre, avec Jeanny Lorgeoux, au nom du Sénat français, un rapport intitulé L’Afrique, notre avenir. Pouvez-vous nous résumer l’état des lieux ?

Jean-Marie Bockel : Malgré un contexte budgétaire particulièrement contraint, la présence de la France sur le continent africain reste forte. La France et l’Afrique entretiennent une relation sans équivalent, faite d’une histoire commune et d’une langue partagée.
La présence française en Afrique doit néanmoins faire face à de nouvelles réalités. Parallèlement au décollage économique d’une partie de l’Afrique, le fait frappant de la dernière décennie a, en effet, été l’arrivée de pays émergents en Afrique. La part des échanges de l’Afrique avec les pays émergents a presque doublé en dix ans. La place de la France dans cette Afrique convoitée est par conséquent amenée à évoluer.

Que peut faire la France ?

Nous devons renforcer notre présence pour relancer nos relations avec les pays africains dans un partenariat d’égal à égal, fondé sur des intérêts communs. L’intervention française au Mali a été plutôt bien perçue par les Africains, et la France semble susciter des attentes. Aussi, nous proposons dans notre rapport un certain nombre d’initiatives concrètes, regroupées en dix priorités et soixante-dix recommandations, afin de changer notre regard sur le continent africain tout en prenant compte les mutations économiques en cours. 

Dans le rapport, vous préconisez la création d’un ministère de la Coopération autonome. Pour quel changement dans les relations franco-africaines, et pourquoi pas une cellule Afrique ?

Il existe actuellement un ministre délégué au Développement, mais son ministère est positionné de manière technique, avec un poids politique faible. Or, un ministère indépendant couvrant la plénitude de ce que peut être une politique publique de coopération internationale aurait du sens et éviterait la division entre les services du Quai-d’Orsay et de Bercy. Cela existe déjà au Royaume-Uni et en Allemagne. En ces temps de pénurie financière, ce ministère autonome et de plein exercice serait plus fort budgétairement et politiquement sur la scène européenne et internationale.
Par ailleurs, il serait opportun que l’Élysée dispose d’une véritable cellule Afrique explicite et assumée, composée de quelques personnes compétentes et connaissant l’Afrique, et qui en ferait de vrais interlocuteurs vis-à-vis de nos partenaires. Cette structure permettrait aussi d’éviter les circuits et les interventions parallèles.

Vous évoquez une perte d’influence de la France en Afrique, par rapport à la Chine et aux États-Unis. Quelle a été l’influence de la France en Afrique, et pour quelle finalité ?

La réalité d’aujourd’hui n’est plus celle d’hier. Il faut désormais refonder notre coopération dans une Afrique qui a beaucoup changé. L’Afrique apparaît, à bien des égards, comme le continent de demain, le contient de l’avenir, avec lequel nous partageons une histoire commune. Il faut réinventer nos relations avec l’Afrique, et c’est maintenant qu’il faut le faire.
Mais il y a aussi une dimension géopolitique et économique. Échanger et commercer font partie de l’influence, comme d’ailleurs la Francophonie. Par rapport au monde anglo-saxon, nous sommes riches de notre histoire, de nos réussites et nos échecs. Et cette nouvelle donne qui émerge ne peut le gommer.

Sur le plan diplomatique, vous préconisez l’adoption par la France d’une stratégie régionale. Quel en serait l’avantage ?

Nous sommes conscients de la diversité de l’Afrique, et il faut éviter une vision uniforme de ce continent : le Bassin du Congo, ce n’est pas le Sahel, par exemple. L’intérêt d’une stratégie régionale est ainsi de prendre en compte la diversité de ces « Afriques », en particulier en nouant des relations plus étroites avec les organisations régionales. Au niveau continental, l’Union africaine est un interlocuteur de premier plan avec lequel il convient de renforcer nos coopérations. 

Sur le plan militaire, vous plaidez pour le maintien des bases militaires françaises au moment où l’Afrique réfléchit sur son indépendance en matière de défense et de sécurité. Ne réduisez-vous pas la marge de manœuvre de l’Union africaine ?

Au contraire. Le renforcement des forces africaines se poursuit, notamment grâce aux écoles de formation de maintien de la paix ou aux programmes de l’Union européenne. Cependant, tout cela tarde parfois à se mettre en place. La présence militaire française reste par conséquent utile en Afrique. Elle doit servir en priorité à aider l’Afrique à bâtir son propre dispositif de sécurité collective. La France doit soutenir les efforts des États africains pour résoudre eux-mêmes les conflits armés par le biais de ses organisations régionales. Ce dispositif doit également évoluer afin d’être plus souple et réactif face à l’évolution des menaces.
En définitive, la pérennité de cette présence est notre contribution à la fois pour l’Afrique et à la constitution d’une capacité opérationnelle africaine digne de ce nom, pays par pays, région par région et sur le plan continental via l’Union africaine.

Combien coûte l’Afrique à la France, combien rapporte l’Afrique à la France ?

C’est très difficile à évaluer. Quoi qu’il en soit, les flux économiques sont bénéfiques aussi bien pour l’Afrique que la France. Au niveau culturel, les échanges entre la France et l’Afrique sont denses, avec par exemple quelque 800 000 immigrés représentant l’Afrique en France. À cela s’ajoute la Francophonie, outil de formation mais aussi d’influence.
Il y a surtout entre la France et l’Afrique une dimension sentimentale, basée sur un patrimoine commun. Cela étant, les liens unissant la France aux pays africains ne sont pas seulement partie prenante de notre histoire, mais aussi des éléments clés de notre avenir.

La politique d’immigration de la France est-elle conforme aux relations historiques dont elle se vante avec l’Afrique et aux droits de l’homme ?

Elle n’est pas conforme, c’est l’une des raisons de notre rapport. Alors que l’Afrique devrait croitre d’un milliard d’habitants d’ici à 2050, l’enjeu est bien de mettre en place une politique migratoire équilibrée et responsable qui permette l’accueil dans de meilleures conditions tout en facilitant la maîtrise des flux migratoires. Pour cela, une politique de visa digne répondant à des critères précis est nécessaire, comme nous le proposons dans le rapport. 

En quoi l’Afrique est-elle un avenir pour la France ou pour l’Europe ? 

L’Afrique est un continent de 2 milliards d’habitants, à nos portes. Notre intérêt premier est la sécurité et le développement de ce continent. Nous jouons là-bas une partie de notre croissance. Il est donc essentiel de favoriser un codéveloppement de l’Europe et de l’ensemble du continent africain via un partenariat rénové. Il en va aussi bien de l’avenir de l’Afrique que du nôtre.

 

 

 

France : un rapport du Sénat appelle à une redéfinition de la stratégie de la France en perte de vitesse en Afrique

À quelques semaines du sommet de l’Élysée pour la paix et la sécurité en Afrique, le groupe de travail de la commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées du Sénat a fait le bilan de la présence française sur le continent. L’ancien secrétaire d’État à la Coopération, Jean-Marie Bockel, aujourd’hui sénateur, et le sénateur Jeanny Lorgeoux ont présenté les conclusions de ce rapport d’information, adopté à l’unanimité.
Intitulé L’Afrique est notre avenir, le rapport établit un diagnostic des mutations en cours dans le continent, notamment l’explosion démographique qui nécessite un réel accompagnement sur le plan alimentaire, la formation, l’habitat, la santé et l’emploi pour « plus d’un milliard de nouveaux habitants d’ici quarante ans ». Jean-Marie Bockel a souligné la croissance constante de l’Afrique depuis dix ans (5%), preuve de son dynamisme, « qui peut être pour [la France] un formidable réservoir de croissance ».
Le rapport fait un tour d’horizon des relations franco-africaines et souligne le paradoxe d’une France qui, après avoir été l’un des seuls pays à poursuivre, après les indépendances, une politique africaine, manque aujourd’hui de stratégie, au moment où les pays émergents investissent massivement dans le continent, avec des stratégies qu’ils mettent méthodiquement en œuvre. Il appelle à une mise en chantier d’une « définition stratégique à long terme – sur ce continent aujourd’hui convoité – dans un partenariat d’égal à égal, fondé sur des intérêts communs », dans une Afrique qui n’attend plus.
Pour Jeanny Lorgeoux, « l’intervention de la France au Mali ne doit pas faire illusion. Alors qu’une partie de l’Afrique subsaharienne connaît une croissance et une transformation sans précédent et que l’autre sombre dans le sous-développement, la présence de la France est en recul, alors qu’elle a une relation sans équivalent avec le continent ». Pour Jean-Marie Bockel, « une Afrique de deux milliards d’habitants à quatorze kilomètres du sud de l’Europe avec autant d’opportunités et de risques devrait être une préoccupation ».
L’Afrique de demain est unanimement considérée comme un moteur de croissance pour l’Europe, et son échec pourrait être un cauchemar, d’après le rapport qui définit dix priorités et soixante-dix mesures pour relancer les relations franco-africaines. Les domaines retenus sont économiques, militaires, culturels et de développement. Le rapport propose une stratégie à la fois « ambitieuse et cohérente », un livre blanc sur l’Afrique, la création d’un ministère de la Coopération internationale de plein exercice, une structuration régionale du dispositif diplomatique français sur le continent, et une meilleure association de l’Agence française de développement à la défense des intérêts français.
Le rapport prend également en compte les enjeux de sécurité et souligne la nécessité de donner une dimension africaine à la présence militaire française de manière à accompagner les efforts du continent pour assurer sa propre sécurité. Il propose de maintenir des points d’appui, mais d’adapter le dispositif « afin de disposer des capacités réactives et flexibles en fonction de l’évolution des besoins, notamment au Sahel».
Sur le plan culturel, le rapport tire la sonnette d’alarme sur les difficultés que rencontre la francophonie, et plaide pour un assouplissement des conditions d’entrée et de séjour en France afin que « la France redevienne une terre d’accueil privilégiée des étudiants, des artistes et des chefs d’entreprises africains ». Il propose entre autres la création d’une université francophone pilote à Dakar (Sénégal) « à l’image de l’université Paris-Sorbonne-Abou Dhabi », ainsi que le développement de l’enseignement universitaire numérique à distance.
Ce rapport oublie la place de la diaspora africaine sur l’échiquier économique d’une Afrique en pleine mutation, ses ressources humaines, les difficultés qu’elle rencontre à s’insérer dans le paysage français. Il n’évoque pas la place désormais quasi acquise par l’Union européenne en matière de diplomatie étrangère au détriment des États, et demain, celle d’une politique de défense commune européenne, léguant à Bruxelles une partie de la souveraineté des États. Une évolution qui réduit les relations privilégiées, historiques que la France entretient avec l’Afrique, parfois décriées, jugées « condescendantes et de paternalistes».

Noël Ndong

Propos recueillis par Noël Ndong

Légendes et crédits photo : 

Jean-Marie Bockel, né en 1950, est actuellement sénateur français du Haut-Rhin membre du groupe UDI-UC (Union des démocrates et indépendants) et vice-président du groupe France-Afrique centrale du Sénat. Ancien secrétaire d’État au Commerce dans le gouvernement de Laurent Fabius (1984-1986) puis secrétaire d’État de la Coopération chargé de la Francophonie sous François Fillon, Jean-Marie Bockel a également été maire de Mulhouse (1989-2010).