Afrique du Sud : la longue tradition de lutte chez les musiciensDimanche 13 Juillet 2014 - 20:52 De Johnny Cleg à Miriam Makeba, l’histoire de lutte de l’Afrique du Sud sous l’apartheid est aussi une succession infinie d’engagements par les arts Nous avons parlé, dans notre dernière édition du week-end, du parcours atypique de Johnny Cleg, “Le Zoulou blanc”, durant l’apartheid en Afrique du Sud. Son nom est pourtant un parmi d’autres d’une longue liste de musiciens et artistes de talent ayant bravé les lois du « développement séparé des races » (la signification officielle, et soft, que ses concepteurs voulaient qu’on retienne de ce racisme institutionnalisé). Hommes et femmes, noirs ou blancs, ont combattu par la chanson, la musique, la danse ou le pinceau pour abattre ce mur dont la victime emblématique fut Nelson Mandela, emprisonné durant 27 ans. Johnny Cleg a pourtant poussé son engagement par la musique le plus loin. Non seulement il a chanté avec des Noirs ; a fondé avec eux un groupe musical de renom, Savuka, mais il a poussé aussi au paroxysme de chanter en zoulou et de danser zoulou. Lui, le Blanc, est devenu le meilleur chantre du patrimoine musical et culturel d’une communauté noire, un paradoxe qu’il a assumé jusqu’au bout. Ce choix n’était pourtant pas sans risques. Aux yeux des communautés conservatrices blanches, Johnny Cleg passait pour un traître durant l’apartheid. Mais aux yeux de ses propres « frères de sang » aussi, les Noirs, il n’a pas été facile de maintenir le cap. Surtout lorsque, tout de suite après l’effondrement de l’apartheid, la préparation des premières élections démocratiques, a mis aux prises les partisans de l’ANC (le Congrès national africain, de Nelson Mandela) à ceux du parti à dominance zouloue de (parti de la liberté) l’Inkhata de Mangosuthu Gatsha Buthelezi. Ce dernier parti a pourtant eu aussi sa propre composante de partisans de l’ANC. Mais en plusieurs contrées sud-africaines, le choix politique s’est résumé au fait d’avoir à trancher entre ethnies ou, plus grave, entre ceux qui ont combattu l’apartheid et ceux qui l’ont servi et soutenu. En tant que Sud-africain blanc – donc issu de la famille politique qui institua l’apartheid – ayant fait le choix de la culture zouloue – donc de ceux qui ont été accusés de représenter, peu ou prou, des frileux dans la lutte antiapartheid -, Johnny Cleg n’a pas eu la tâche facile. Il est resté constant pourtant. Et quand il n’a pas chanté avec des Noirs, par réelle bravade des lois ambiantes et par conviction militante, il l’a fait à l’étranger avec des artistes qui étaient proches de ses convictions. L’apartheid a pris fin en 1994 mais jusque-là la réalité sud-africaine a été de sang et de larmes même pour le seul fait de rassembler dans une même salle des Blancs et des Noirs applaudissant – ou huant, selon leur bon goût- un artiste (ou un sportif !) apprécié pour son seul talent, pas sa race. La lutte en chantant Le chant zoulou est très représentatif de l’histoire de l’Afrique du Sud et Johnny Cleg n’a pas fait un choix de pur folklore. Lorsque les premiers Blancs, Boers et anglais, débarquèrent pour la conquête, c’est à un peuple guerrier zoulou (zoulou veut dire : peuple du ciel !) qu’ils eurent à faire. Conduits par le célèbre roi Chaka Zoulou, ils infligèrent une défaite cuisante aux envahisseurs. C’était en 1879, à Isandhlwana. L’histoire raconte que, vêtus de leurs peaux de léopards signes de bravoure, les troupes zouloues attaquèrent par ruse et par stratégie. Mais dans les plaines ce fut toujours en chantant ! Cette tradition de la lutte en chantant est demeurée. C’est pourquoi l’histoire de l’Afrique du Sud sous l’apartheid est jalonnée de nombreux artistes militants, qui ont lutté en chantant. Il n’y a qu’à penser à Miriam Makeba qu’en Italie (où elle est décédée le 9 novembre 2008 lors d’un concert contre la mafia et le racisme à Castel Volturno), on continue d’appeler la « Mamma Africa » (avec deux « M » svp!). C’est pour être partie chanter à l’étranger où elle en profita pour critiquer l’apartheid qu’elle ne fut plus autorisée à regagner son pays par les dirigeants racistes sud-africains en 1959. Elle restera exilée pendant… 31 ans. Pour avoir chanté la lutte de son peuple ! On rappellera volontiers que, toujours interdite de revenir dans son pays, elle vint pourtant titiller les oreilles des tenants de l’apartheid en acceptant de se joindre au méga concert de Graceland, décidé par le chanteur américain Paul Simon. Le concert eut lieu en avril 1987 au Zimbabwe, autant dire à quelques encablures de l’Afrique du Sud verrouillée. Il permit aux Africains de découvrir l’engagement militant de Paul Simon qui rassembla la crème du melting-pot militant du chant sud-africain en exil, ou bien pas ou peu reconnu en Afrique du Sud même. Ce fut en effet le grand moment de révélation internationale pour un groupe de Gospel, jusque-là cantonné aux paroisses protestantes du pays : les Ladysmith Black Mambazo. Mais Paul Simon eut aussi le génie de rassembler, pour jouer et chanter ses propres chansons, uniquement des artistes hommes et femmes noirs ou métis. Jo Shabala (son nom complet est fait pour donner la migraine à un quelconque greffier raciste : Bhekizizwe Joseph Siphatimandla Mxoveni Mshengu Bigboy Shabalala !) y fit briller des mille feux ce groupe qu’il fonda dans le petit village de Ladysmith, dans le Kwazulu-Natal. Et Hugh Masekela, y fit frémir sa clarinette dans The Tuu-Tuu Train, entre autres. Miriam Makeba impériale dans les morceaux de Paul Simon, remercia à la fin du concert « tous ces talentueux jeunes gens et jeunes filles venus (la) rejoindre hors du pays » . Historique. La tradition de la lutte par le chant est aussi portée par un musicien de talent : Luke Dube. Zoulou noir, il est l’auteur d’une puissante et combattive musique reggae qui n’a pas encore su trouver sa remplaçante dans l’Afrique du Sud libre et démocratique d’aujourd’hui. Il emportera pour toujours le symbole de sa version de la lutte pour les valeurs dans l’Afrique du Sud naissante puisqu’il perdra la vie dans un banal assassinat à Johannesburg en 2007. A seulement 43 ans, il s’est éteint avec le talent de sa voix qui savait parler même à ceux ne comprenant ni le zoulou, ni l’anglais, ni l’afrikaans, les trois langues dans lesquelles il exprimait sa passion de feu. Lucien Mpama |