On entend parfois dire qu’en Afrique, les impôts sur les sociétés sont trop élevés alors qu’ils sont bien moins importants qu’en Europe. Sur quoi se fonde cette appréciation ? Sur une différence dans les services fournis par les États aux entreprises ?
Je suis surpris de cette question, car je n’ai pas le sentiment que le système de taxation en Afrique soit trop élevé. La question vient peut-être de ce que lorsque nous parlons de fiscalité au Cian, nous prenons en compte trois critères : le niveau de taxation – qui est un droit régalien –, l’intensité de la fraude et l’intensité du harcèlement fiscal. Mais la pression fiscale, seule, n’est pour nous pas un sujet : ce n’est pas un frein au business ni une revendication du secteur privé en tant que tel.
On présente le système fiscal africain comme archaïque, car il repose essentiellement sur les droits de douane (droits de porte). Quels partenariats Europe-Afrique imaginer pour réformer la fiscalité africaine et la rendre plus performante ?
Ce sujet des droits de porte est très important en Afrique, car c’est une part majeure des revenus de l’État. L’Afrique exporte énormément, notamment des matières premières agricoles ou minières. Cette donnée va être impactée de façon extrêmement importante par la mise en place des APE entre l’UE et les seize pays de la région Afrique de l’Ouest, qui devraient être signés à Yamoussoukro les 29 et 30 mars. Nous avons décidé au Cian de nous emparer de ce sujet en informant nos membres. Pour expliquer rapidement : les APE permettront aux pays africains d’exporter vers l’Europe sans aucun droit de douane, et aux pays européens d’exporter vers l’Afrique avec un désarmement douanier sur quinze ou vingt ans. Cela va impacter très largement les droits de porte, et l’Europe a donc décidé de mettre en place une enveloppe de 6,5 milliards d’euros pour accompagner l’accord en Afrique de l’Ouest et compenser cette perte de revenus fiscaux dans la région.
Au-delà des APE peut-on imaginer une harmonisation fiscale au niveau sous-régional ?
L’intégration régionale est un des sujets sur lequel le Cian est très volontariste. L’Afrique représente un marché interne à portée de main des opérateurs économiques locaux, et il faut que l’intégration régionale passe des discours à la réalité. Une des difficultés de l’intégration régionale est qu’elle oblige les politiques à abandonner une partie de leurs prérogatives, et le premier frein de l’intégration régionale réside dans la perte de souveraineté des États. Selon des études, le Bassin du Congo à lui seul pourrait, s’il était aménagé hydrauliquement, subvenir aux besoins en électricité de l’Afrique entière, en termes absolus, hors problèmes de transport et de distribution. Il y a des besoins énormes du continent en énergie, et cela pourrait être le premier sujet d’une intégration économique cohérente. Mais pour donner un exemple concret des problèmes de souveraineté : s’il y avait par exemple un pont rail-route entre Brazzaville et Kinshasa, l’approvisionnement de cette dernière se ferait par le CFCO de Pointe-Noire qui deviendrait de fait le port de Kinshasa. Or cela pose un réel problème, car que deviendraient Matadi et l’axe Tema-Kinshasa dans ce cas-là ? La souveraineté du Congo-RDC en prendrait un coup sur une partie extrêmement importante de sa vie économique que sont les approvisionnements.
Quel est votre sentiment sur l’affaire Areva-Niger ?
En tant que Cian, je dirai qu’il est naturel qu’un pays exige de se faire payer au juste prix ses matières premières, mais les accords entre États et grands groupes industriels ne peuvent pas être remis en cause unilatéralement et de façon brusque, car cela envoie des signaux troublés aux investisseurs, surtout sur des investissements de cette taille.
La corruption et le manque d’efficacité de la justice en Afrique sont souvent présentés comme des freins au développement du secteur privé. Mythe ou réalité ? Quelles solutions pour aller de l’avant ?
La corruption n’est pas une spécificité africaine, elle existe dans le monde entier. Il y a deux variables lorsque l’on parle de la corruption : son intensité et ses flux. Au niveau de l’intensité, si en France par exemple, un élu est pris dans une affaire de corruption, au-delà des considérations d’éthique et de morale répréhensibles certes, cela n’impacte pas votre vie quotidienne. Le problème en Afrique, c’est que dans certains cas le niveau de corruption est tel qu’il n’est pas neutre sur la vie des populations puisque la contrepartie de cette corruption fait que les besoins les plus basiques des populations ne sont pas couverts. La seconde variable de la corruption est l’orientation de ses flux. Le problème de la corruption de l’Afrique est qu’elle échappe au continent et que l’on ne la retrouve pas dans l’économie locale. Il y a par exemple l’équivalent d’un milliard de dollars de pétrole qui sort chaque année d’Afrique pour une destination inconnue.
En quoi cette corruption impacte-t-elle les investissements ?
La corruption est un mal endémique qui freine la croissance et le développement. Personne dans le monde n’a éradiqué totalement la corruption, mais ce que nous, au Cian, nous préconisons, c’est un État de droit, c’est-à-dire des règles écrites, posées, comprises, claires et partagées entre les acteurs économiques et les États et que ces règles soient respectées de façon intangible. Il faut que la justice, la douane et les autres fonctions régaliennes de l’État soient respectées, sinon les États n’attireront pas les investisseurs qu’ils soient étrangers ou africains. La meilleure façon de générer le développement, c’est de créer de la richesse, or celle-ci provient de l’investissement productif, donc du secteur privé. L’Afrique est le seul continent qui a des taux de croissance qui varient entre 5 et 8% ces dernières années, là où l’Europe oscille entre 0 et 0,5%. Les relais de croissance sont donc aujourd’hui en Afrique, mais il faut aller très vite, car en 2050 le continent comptera 2 milliards d’habitants et en 2030 la moitié de la population africaine sera jeune et urbaine. 2030 c’est demain ! Quand vous aurez un milliard de personnes dans les villes, cela représentera un défi considérable. Il faut, à marche forcée, créer des emplois, or ce n’est ni l’administration ni les ONG qui vont donner du travail à toutes ces personnes et à cette jeunesse. Ce sont les entreprises et elles seules qui sont capables de créer durablement de l’emploi. C’est le challenge des politiques africains vis-à-vis de leur jeunesse, car ce n’est pas l’aide publique au développement qui va réaliser cela, même si elle monte à 0,7% du PIB comme recommandé. La seule voie de la croissance à deux chiffres pour le continent sur la durée réside dans un secteur privé dynamique, qu’il soit africain, chinois, français, turc ou brésilien, associé à un État fort.