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Philippe Hugon : « L’absence de signature des APE serait un échec politique dans les relations entre l’Afrique et l’Union européenne »

Dimanche 30 Mars 2014 - 3:15

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Philippe Hugon est directeur de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris) en charge de l’Afrique. Consultant pour de nombreux organismes internationaux et nationaux d’aide au développement (Banque mondiale, BIT, Commission européenne, OCDE, ministère des Affaires étrangères, Pnud, Unesco), il préside le Centre d’études et de recherche pour une nouvelle économie appliquée et enseigne au sein du Collège interarmées de défense et l’Iris Sup'. Entretien

Les Dépêches de Brazzaville : Cela fait près de dix ans que l’on négocie les accords de partenariat économique (APE). Quelles sont les lignes de fracture entre Africains et Européens, et pourquoi ce blocage ?
Philippe Hugon : Les APE auraient dû être signés il y a sept ans. Ils étaient prévus pour cinq grandes régions ; une seule, la région des Caraïbes, a signé. Il y a eu signature d’accords intérimaires par les quelques rares pays à revenus intermédiaires, tels le Ghana et la Côte d’Ivoire en Afrique de l’Ouest, et les pays les moins avancés ont préféré la signature de l’accord « tout sauf les armes » moins contraignant à court terme. On peut dire que depuis sept ans il y a échec. La position de la Commission européenne dans la négociation a été très libérale, puisqu’elle s’est appuyée sur l’article 24 du Gatt qui suppose une libéralisation significative tout en ayant des traitements spéciaux et différenciés. La commission européenne a voulu que les pays africains libéralisent dans un délai de quinze ans 80% de leurs relations commerciales, alors que les pays africains préféraient une libéralisation à un taux de 70% dans un délai beaucoup plus long. Il y a eu également des désaccords par rapport à un certain nombre de questions concernant la propriété intellectuelle, les règles d’origine, la clause de la nation la plus favorisée. Ce que l’on peut dire actuellement, c’est que l’accord entre les quinze pays de la Cédéao plus la Mauritanie et l’Union européenne va selon toute probabilité être signé avant la fin du mois du mars sur la base d’une libéralisation à 75% sur vingt ans, même s’il reste quelques dossiers en suspens. L’Union européenne va en contrepartie de la signature de ces accords apporter un appui financier de 6,5 milliards d’euros à la Cédéao pour la mise à niveau et les réformes structurelles qu’impliquent la signature de ces accords. Le président sénégalais, Macky Sall, a convaincu les chefs d’État de sa sous-région. Pour l’Afrique centrale, la situation est différente. Ces pays, essentiellement exportateurs de produits pétroliers, ne voient pas très bien l’intérêt d’un appui à l’intégration régionale qui reste limitée, même s’il existe une union monétaire et douanière avec la Cémac. L’Union européenne a posé un ultimatum puisque les accords doivent être signés avant 2015, sans quoi le régime de préférences douanières dont bénéficient leurs produits tombera.

Le Cameroun a fait un pas dans le sens de la signature. Pourquoi n’a-t-il pas été suivi par les autres pays de la sous-région ?
Le Cameroun, qui est le pays qui a le potentiel économique le plus important de la zone, a signé, car il ne voulait pas perdre de parts de marché en Europe. Mais la zone Afrique centrale est très hétérogène, très peu intégrée ; il n’y a quasiment pas de relations commerciales entre les pays membres de la zone. Il y a de la concurrence entre les places financières, entre le Gabon et le Cameroun. Il y a aussi des rivalités politiques de leadership entre le Gabon et le Cameroun à propos de la zone Cémac. Le Cameroun pourrait être un moteur de l’intégration régionale, mais l’intérêt de la signature d’un accord signé régionalement qui maintiendrait l’unité de la politique commerciale de la zone est moins important. Cela étant, l’intérêt existe sur le papier puisque les pays sont membres d’une union monétaire devenue union douanière.

Dans le scénario du pire, si l’accord n’est pas trouvé, quelles conséquences peut-on attendre de part et d’autre ?
Ce serait un échec politique dans les relations entre l’Afrique et l’Union européenne puisqu’il faut considérer qu’aujourd’hui les pays africains ont diversifié leurs partenaires. L’Europe n’est plus le premier partenaire commercial, financier ou technique. La plupart des pays d’Afrique centrale ont des relations très fortes avec la Chine ou d’autres pays. Ce serait un échec pour l’Europe dans son positionnement vis-à-vis des pays africains. Les pays d’Afrique centrale étant pour l’essentiel, hors Centrafrique, des pays à revenus intermédiaires du fait de leurs ressources notamment du sol, ils vont passer au régime commun de système de préférences généralisées et donc ils ne bénéficieront plus d’un certain nombre d’avantages spécifiques.

Peut-on imaginer des conséquences au niveau du panier de la ménagère, telle qu’une hausse des prix des biens de consommation ?
L’intérêt des APE pour le consommateur est qu’effectivement, comme il n’y a plus de protections douanières sauf sur les produits dits sensibles, cela fait baisser les prix. S’il n’y a pas d’APE, les produits venant d’Europe continueront d’être taxés et seront plus chers pour la ménagère, et, inversement, les produits d’exportation non pétroliers pénètreront moins sur les marchés européens. Mais nous ne sommes plus dans la situation postcoloniale où les pays d’Afrique centrale étaient principalement dépendants des produits européens et plus spécialement français. Aujourd’hui, il y a une diversification des origines des importations. Des produits venant d’Asie ou d’Amérique latine, par exemple d’Inde, de Chine ou du Brésil, sont très présents sur les marchés d’Afrique centrale, et l’Europe ne constitue qu’un fournisseur parmi d’autres. Mais l’impact des accords sur les prix dépend évidemment du type de fiscalité mis en place dans chaque État. Les pays africains ont encore hélas des fiscalités qui sont très anciennes, ce que l’on appelle des « droits de porte », c’est-à-dire que l’essentiel des recettes budgétaires dépend des taxes à l’exportation et à l’importation. Avec des fiscalités plus justes socialement et plus efficaces économiquement, il faudrait qu’il y ait une transition fiscale permettant de mettre en place l’impôt progressif sur le revenu, la TVA ; et donc, normalement, les prix des produits importés par l’Afrique ne devraient pas dépendre des accords commerciaux, mais uniquement de la fiscalité intérieure.

Le sommet intervient dans un contexte particulier. N’aurait-il pas mieux valu repousser le sommet après l’échéance électorale européenne ?
La Commission, la direction générale du Commerce en tête, ne voulait pas quitter ses responsabilités sur un bilan d’échec concernant les APE, et c’est pour cela qu’elle a fait pression afin que l’accord avec l’Afrique de l’Ouest soit signé. Après les élections de mai prochain, il y aura un nouveau président de la Commission élu par le Parlement européen. Les résultats de ce scrutin s’annoncent extrêmement négatifs, avec une forte abstention et une percée des eurosceptiques. On risque d’avoir au Parlement européen beaucoup d’anti-européens, à commencer par les partis d’extrême droite qui vont être fortement représentés. Il est certain qu’actuellement nous sommes dans une dynamique plutôt pro-européenne qui risque de changer après les élections. Les dynamiques sont plus importantes aujourd’hui qu’elles ne le seront à partir de mai.

Peut-on espérer des avancées pendant ce sommet ?
Il y aura des avancées, car l’Europe se rend compte que l’Afrique est profitable à long terme ; et l’Europe, qui s’est retirée relativement pendant que les autres partenaires de l’Afrique prenaient des positions, a perdu des parts de marché. L’Europe va donc adopter une vision beaucoup plus dynamique par rapport aux investissements, aux exportations, aux accords de coopération parce qu’elle considère que l’Afrique est un des moteurs de la reprise de la croissance européenne. Le résultat positif de l’Afrique de l’Ouest dans la négociation des APE peut débloquer la situation des autres zones. Mais les pays africains ont-ils réellement le choix ? L’alternative est celle d’un accord durable avec l’Union européenne ou de se retrouver dans la même situation que les autres pays. Pour le Congo, le Gabon et la Guinée équatoriale, cela ne fait pas de différence, car leurs ressources ne sont pas liées aux marchés européens, mais le fait de ne pas signer les APE favorise des politiques économiques nationalistes vis-à-vis de petits pays, au lieu de l’intégration régionale. Cependant pour ces pays rentiers, deux questions se posent : comment utiliser le pétrole pour diversifier les exportations et que faire quand ils n’auront plus de pétrole ? Si les pays d’Afrique centrale raisonnent à court terme, car ils ne voient pas le profit des APE, ils seront mal positionnés par rapport à une diversification économique sur les marchés européens. Le Gabon l’a en partie compris. La seule question est : comment se diversifier pour s’intégrer positivement dans des chaînes de valeur internationales et être davantage présents sur les marchés européens par rapport à des produits à forte valeur ajoutée ?

Propos recueillis par Rose-Marie Bouboutou