Serge Ikiémi : « Le Congo subit une véritable hémorragie financière »Mercredi 16 Juillet 2014 - 17:39 L’auteur de ces propos est un spécialiste des banques et de la finance. Contrairement à nombre de ses congénères qui évoluent dans l’administration publique, cet universitaire de 45 ans exerce, depuis une année, dans sa propre structure spécialisée dans le change, le transfert et le microcrédit. Dans cet entretien exclusif avec Les Dépêches de Brazzaville, Serge Ikiémi, auteur de plusieurs essais, se livre à une analyse du secteur bancaire congolais Quelle lecture faites-vous aujourd’hui de la situation des banques au Congo ? Le Congo compte actuellement une dizaine de banques chapeautées par la Banque des États de l’Afrique centrale (Béac) et la Banque de développement des États de l'Afrique centrale (Bdéac). La première coordonne et la seconde s’occupe des questions de développement. Au sortir de la guerre (1997), vu le niveau de délabrement du secteur, l’État a dû procéder à la libéralisation et à la privatisation. Aujourd’hui, le secteur est assaini au point que les banques sont même en surliquidités. Comment expliquez-vous cette surliquidité ? Est-ce un atout ou une menace ? Elle est la conséquence du système en amont. Après que le secteur a été assaini et repris par les étrangers, on a constaté un regain de confiance avec des particuliers qui sont revenus épargner en masse. S’ajoute à cela la frilosité des banquiers à accorder des crédits au regard des premières expériences de non-remboursements. Cette peur des banquiers à libérer les crédits explique donc la surliquidité. L’autre explication repose sur le fait que les usagers n’arrivent pas à présenter des projets bancables, techniquement bien ficelés, avec un business plan, etc. Quels sont selon vous les défis pour les banques installées au Congo ? Il y a surtout l’inculture des usagers qui ne comprennent pas l’outil bancaire. Ce qui nécessite un travail de pédagogie sur les produits bancaires en commençant par la monétique, les cartes bancaires, car les clients ne sont pas encore habitués à ce type de produits. Il va falloir aussi éduquer les populations et les opérateurs économiques dans la conception des projets. Est-ce ce qui explique le faible taux (5%) de bancarisation dans notre pays ? Le taux de bancarisation est encore très faible au Congo et cela est dû à l’infrastructure qui n’est pas encore réellement en place. Je fais allusion à l’Internet, à l’électrification, à la téléphonie et à l’agglomération qui reste concentrée entre Brazzaville et Pointe-Noire (deux grandes villes du pays). Ailleurs, l’infrastructure demeure un luxe. C’est ce défi qu’il faut relever. Seule une urbanisation équilibrée pourrait renverser la tendance en créant un déclic chez les banquiers qui suivraient alors le mouvement. Or au Congo, l’activité économique n’est visible que dans les trois grandes villes du pays avec des exceptions pour Nkayi (la Bouenza), où on compte des industries sucrières et de cimenterie, et à Ouesso (la Sangha) grâce à la présence des sociétés forestières comme CIB et IF0. On retient donc que le développement des banques est lié à celui du pays en général. Plus il y aura déconcentration des populations, plus les banques vont élargir leurs activités. En lisant vos nombreux ouvrages, vous évoquez la fuite des capitaux… C’est une réalité au Congo. Et nous parlons même d’hémorragie financière, car il y a plus de transferts financiers en direction de l’étranger que d’entrées. Nous sommes à 90% d’envois contre 10% de réceptions. À moyen ou long terme, le phénomène peut constituer une menace parce que cela suppose que l’économie congolaise est extravertie et que le pays vit essentiellement des exportations. Il faut inverser la pyramide en poussant les Congolais à produire de la valeur ajoutée. Je pense aux produits manufacturés pour augmenter nos exportations afin de faire entrer des devises. Un autre problème, c’est la sécurité financière à cause du secret bancaire qui laisse à désirer au point de générer des craintes chez ceux qui ont amassé des « fortunes honteuses ». Pour ces gens qui ont gagné leur argent de manière impropre, il est honteux d’exhiber cette fortune. Ils sont obligés de le garder à l’étranger, craignant d’investir localement. C’est un manque à gagner pour l’économie alors que l’idéal serait que ces personnes se sentent en sécurité en épargnant sur place. En majorité, il s’agit d’opérateurs politiques. Si on peut créer des conditions de sécurité pour ces « fortunés honteux », l’économie en tirerait profit. Il est aussi vrai que certains individus manifestent une crainte de l’inconnu. Les lendemains étant incertains en Afrique, chacun reste plus ou moins prudent. « Le franc CFA : d’où vient-il, où va-t-il ? » est le titre d’un de vos ouvrages. Avez-vous des réponses aux questions que vous soulevez ? Le CFA va dans les difficultés. Un avenir qui annonce des hauts et des bas du fait que, pour l’heure, son arrimage à l’euro occulte l’indépendance financière de nos pays, dont la santé financière dépendra de l’Europe. Du point de vue de la stabilité, nous en tirons profit, car le franc CFA, soutenu par la Banque française hier, est aujourd’hui soutenu par la Banque européenne. Mais sous l’angle de la souveraineté, nous perdons. La souveraineté suppose un pays, un territoire, une monnaie. Or, nous avons les deux premiers, mais nous n’avons pas de monnaie. Nous sommes dans ce cas soumis à l’épreuve de dévaluation à moyen ou long terme. Il nous faut des plans A, B et C pour faire face, un jour, à l’imprévu. Je suis pour la monnaie africaine. Je vis comme une révolte le fait que le CFA de l’Afrique de l’Ouest soit d’abord évalué en euro pour une consommation en CFA d’Afrique centrale. Cette perte des changes d’une zone à une autre doit nous interpeller. Propos recueillis par Jocelyn Francis Wabout Légendes et crédits photo :Serge Ikiémi (© DR). |